Il y a 30 ans, pendant le Congrès forestier mondial de la FAO organisé à Mexico en juillet 1985, le Plan d’action forestier tropical (PAFT) fut adopté comme nouveau cadre international pour les programmes d’action concernant les forêts (1). En novembre de la même année, les représentants des agences donatrices, avec le soutien de quelques ONG internationales, acceptèrent eux aussi le PAFT (rebaptisé plus tard Programme d’action pour les forêts tropicales) comme cadre pour leurs activités et leur financement bilatéraux et multilatéraux concernant les forêts tropicales.
Des projets pilotes et des essais au niveau national, et des programmes d’investissement élaborés avec le soutien de la Banque mondiale, ont été des activités importantes pour ouvrir la voie à l’adoption du PAFT. Au bout d’une décennie, plus d’une centaine de pays s’étaient embarqués dans le PAFT, sous la direction de la FAO et en association avec la Banque mondiale, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) et l’Institut des ressources mondiales (WRI en anglais). Les ministres des pays du Sud ont préparé des plans nationaux sur la ‘gestion durable des forêts’, des stratégies d’investissement et des listes d’activités à entreprendre pour lutter contre le déboisement. Toutes ces activités portaient sur cinq domaines que le PAFT avait identifiés comme ‘critiques’, et ces cinq domaines impliquaient l’adaptation néolibérale des institutions d’État et l’affectation des terres à la foresterie et l’agriculture industrielles intensives, le développement des industries de traitement et d’exportation nécessaires, et la conservation stricte des forêts tropicales dans des zones protégées qui barraient l’accès des communautés locales aux forêts (2). La crise forestière a continué, le déboisement s’est accéléré et, en 1995, la plupart des initiatives du PAFT s’étaient effondrées, mais les effets négatifs que ces activités avaient eus sur les communautés forestières ont duré bien plus longtemps.
Trente années se sont écoulées. De nouveau, la Banque mondiale et la FAO (ainsi que leurs partenaires PNUD, WRI et une poignée de pays industrialisés donateurs) sont en train de financer des initiatives et des démonstrations pilotes, des politiques nationales et des plans d’investissement dans de nombreux pays du Sud qui possèdent des forêts tropicales. Une fois de plus, l’objectif déclaré est de s’attaquer à la crise du déboisement. L’objectif de ‘développement’ du PAFT a été remplacé par celui des initiatives encouragées par la Banque mondiale et la FAO, c’est-à-dire de lutter contre la crise climatique, en réduisant les émissions qui se produisent quand les forêts sont détruites. Et cette fois encore, ces initiatives – chapeautées par REDD (Réduction des émissions dues au déboisement et à la dégradation des forêts), REDD appliqué aux paysages, et l’agriculture intelligente vis-à-vis du climat – sont vouées à l’échec parce que, comme dans le cas du PAFT, leur analyse des causes profondes des crises forestière et climatique est erronée (3). Aussi bien le PAFT il y a 30 ans, que le système REDD et l’agriculture intelligente aujourd’hui, estiment à tort que le problème est l’agriculture paysanne à petite échelle et que la solution réside dans la foresterie industrielle et l’agro-industrie.
Les chiffres remplacent le débat politique
Alors qu’il y a 30 ans le PAFT recommandait et payait des programmes forestiers nationaux en tant qu’instruments pour contribuer à résoudre le problème, cette fois la Banque mondiale, la FAO et les donateurs bilatéraux s’efforcent de faire en sorte que les forêts et les terres agricoles s’adaptent aux bilans des experts comptables. Depuis 2005, les fonds alloués pour inventorier le carbone forestier (calculer la quantité de carbone stocké dans les arbres et les sols d’une zone déterminée), cartographier le carbone des forêts (montrer où sont les forêts qui ont beaucoup de carbone emmagasiné dans les arbres, en utilisant surtout des technologies satellites), évaluer le carbone des forêts et faire des plans d’investissement à partir de paiements expérimentaux ‘basés sur la performance’ (paiements qui dépendent des résultats d’un projet carbonique déterminé), sont montés en flèche. Et la FAO, la Banque mondiale et les mêmes donateurs bilatéraux d’il y a 30 ans financent maintenant ces activités d’évaluation, de cartographie et de méthodologie.
Dans les discussions sur REDD et l’agriculture intelligente vis-à-vis du climat, les évaluations et la cartographie du carbone sont souvent présentées maintenant comme des activités techniques, alors qu’elles sont essentiellement politiques: ce sont des éléments indispensables pour fonder l’histoire sur l’origine du problème et sur les solutions des crises forestière et climatique. Grâce aux exercices de comptabilité compris dans les projets de type REDD qui portent sur le remplacement de l’agriculture itinérante par des méthodes agricoles plus sédentaires et intelligentes vis-à-vis du climat, les projets pilotes qui mettent l’accent sur le besoin d’accroître le rendement de l’agriculture paysanne aboutissent à des ‘chiffres objectifs’, suivant lesquels l’agriculture paysanne et l’agriculture itinérante des peuples forestiers sont la cause du problème (4).
Un autre exemple de l’utilisation de la comptabilité du carbone pour fabriquer une interprétation particulière du problème et marginaliser les autres se trouve dans le site web de la FAO sur «l’agriculture intelligente face au climat pour le développement»(5). On y énumère cinq initiatives dont un des éléments principaux est l’évaluation du carbone stocké dans les forêts et les cultures. Parmi les domaines d’activité du programme pour l’Atténuation du changement climatique dans l’agriculture (MICCA en anglais) figurent: Surveillance et évaluation des émissions de GES, et Mettre en pratique l’agriculture intelligente face au climat (6). La page web du programme ONU-REDD (7), dirigé par la FAO, le PNUD et le Programme environnemental de l’ONU, qui collabore avec le MICCA, s’ouvre sur le titre «Mesure, rapports et vérification». En outre, deux programmes soutenus par l’Union européenne, l’Agence suédoise de développement international (SIDA) et le programme MICCA visent à avancer davantage dans la comptabilisation du carbone. Le système de comptabilisation dénommé EX-ACT (EX-Ante Carbon balance Tool), développé par la FAO, estime à l’avance les effets sur le bilan carbone des projets de développement agricole et forestier et du programme EPIC (Économie et politiques novatrices pour une agriculture intelligente face au climat).Son objectif fondamental «est d’apporter un appui aux pays en développement et en transition pour leur permettre de formuler des propositions d’investissements agricoles visant à renforcer la résilience au regard du changement climatique et de favoriser des formes d’agriculture adaptées» (8). Beaucoup de paroles pour dire à peu près la même chose: faire rentrer les forêts dans un système de comptabilité du carbone»
Aucune des cinq pages d’introduction de ces initiatives ne mentionne le fait que l’agriculture industrielle, que ces initiatives encouragent discrètement, est le facteur déterminant du déboisement, responsable de la plupart des émissions de gaz à effet de serre des secteurs agricole et forestier. En revanche, des images et des chiffres ‘objectifs’ extraits des comptes sur le carbone sont et seront utilisés pour renforcer le mythe que l’agriculture paysanne et l’agriculture itinérante sont les causes principales du déboisement.
Le livret «Exemples de réussites de la FAO en matière d’agriculture intelligente face au climat» montre, lui aussi, que la FAO envisage le déboisement comme une conséquence de l’agriculture paysanne et itinérante, qu’elle accuse de la disparition des forêts, tout en proposant comme solutions l’agro-industrie et la monoculture. Le livret présente 11 exemples d’agriculture intelligente face au climat. Les 11 concernent des pays du Sud (Chine, Tanzanie, Pérou, Malawi, Vietnam, Zambie, Inde, Nigeria, Nicaragua, etc.) (9).
L’agro-écologie aussi brille par son absence dans la liste; en revanche, plusieurs exemples sont liés au financement par les marchés du carbone, comme les projets pilotes du Malawi ou de Zambie, deux pays qui figurent parmi ceux qui émettent le moins de gaz à effet de serre du monde. Or, la proposition ‘intelligente face au climat’ de la FAO dit que les projets financés ont pour but de s’ajuster à une crise climatique mondiale causée par l’utilisation excessive de combustibles fossiles dans les pays industrialisés. On y parviendra grâce à des pays comme le Malawi et la Zambie qui, en réduisant leurs émissions déjà faibles, permettront aux pays industrialisés de continuer à brûler du pétrole, du charbon et du gaz.
«Transformer les champs de nos paysans en puits de carbone, dont les droits peuvent être vendus sur le marché du carbone, nous éloignera encore de ce qui pour nous est la véritable solution, c’est-à-dire la souveraineté alimentaire. Le carbone de nos fermes n’est pas à vendre!» : tel a été le message queLa Vía Campesina, une organisation paysanne de portée mondiale, a publié quand les gouvernements et les groupes de pression des transnationales se sont réunis à Varsovie, en Pologne, pour la conférence annuelle 2013 de l’ONU sur le changement climatique. Le communiqué signalait ce que le FAO et la Banque mondiale omettent toujours de signaler au moment de présenter le «problème du déboisement»: bien que l’agriculture contribue considérablement au changement climatique et à la diminution des forêts, la part de responsabilité dans les émissions ou la destruction des forêts n’est pas la même pour tous ceux qui cultivent des produits agricoles. C’est la production industrielle d’aliments – avec l’intense utilisation de produits chimiques, l’érosion des sols et le déboisement dont elle s’accompagne – qui provoque le plus d’émissions de gaz à effet de serre et de déboisement, et non les cultures itinérantes ou l’agriculture artisanale (voir le bulletin 204 du WRM, août 2014). Par contraste, l’agriculture paysanne et l’agro-écologie, centrées sur la souveraineté alimentaire, montrent déjà qu’il est possible de cultiver des vivres pour ‘nourrir le monde’, et de le faire en produisant bien moins d’émissions que le système industriel de production agricole axée sur l’exportation.
Tout comme le PAFT ne fit rien pour freiner les facteurs déterminants du déboisement, il est de plus en plus évident que le système REDD et l’agriculture intelligente face au climat ne sont pas faits pour s’attaquer aux causes premières de la disparition des forêts ou du changement climatique. Ils vont plutôt ouvrir la voie pour que l’agriculture industrielle et la production d’aliments pour l’exportation se développent encore davantage, et pour que les pays industrialisés obtiennent des crédits carbone qui leur permettront de continuer à brûler du pétrole, du charbon et du gaz, tout en prétendant qu’ils réduisent leurs émissions. Il sera important de bien montrer que les arguments contre l’agriculture paysanne et en faveur de l’agriculture industrielle et des marchés du carbone ne sont qu’une fabrication, et de continuer à le faire tout au long de 2015, puisque la FAO, la Banque mondiale et leurs partenaires vont peser de tout leur poids pour que le système REDD et l’agriculture intelligente face au climat soient inclus dans les marchés du carbone dans le prochain accord international qui devra être conclu à Paris, France, en décembre 2015, lors de la conférence de l’ONU sur le climat.
Jutta Kill
Secrétariat International du Mouvement mondial pour les forêts (WRM)
(1) Comité de la mise en valeur des forêts dans les tropiques, Plan d’action forestier tropical. Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, Rome, 1985.http://www.ciesin.columbia.edu/docs/002-162/002-162.html
(2) http://www.fao.org/docrep/r7750f/r7750f06.htm.
(3) Voir les articles du WRM: REDD quitte les forêts pour envahir les paysages: la même chose, en plus grand et avec plus de chances de faire des dégâts, http://wrm.org.uy/fr/les-articles-du-bulletin-wrm/section1/redd-quitte-les-forets-pour-envahir-les-paysages-la-meme-chose-en-plus-grand-et-avec-plus-de-chances-de-faire-des-degats/; ‘Carbone bleu’ et ‘REDD bleu’: la marchandisation des territoires marins côtiers, http://wrm.org.uy/fr/les-articles-du-bulletin-wrm/section1/carbone-bleu-et-redd-bleu-la-marchandisation-des-territoires-marins-cotiers/.
(4) Voir l’article du WRM: REDD, un répertoire de conflits, de contradictions et de mensonges, http://wrm.org.uy/fr/les-articles-du-bulletin-wrm/section2/redd-un-repertoire-de-conflits-de-contradictions-et-de-mensonges/.
(5) http://www.fao.org/3/a-i3817f.pdf.
(6) http://www.fao.org/climatechange/micca/fr/#approach.
(7) ONU-REDD: «Programme de collaboration des Nations unies sur la réduction des émissions liées à la déforestation et à la dégradation des forêts dans les pays en développement».
(8) http://www.fao.org/climatechange/epic/accueil/fr/.
(9) http://www.fao.org/3/a-i3817f.pdf.