L'idée de la conservation par l'établissement de "parcs nationaux" est née aux USA au cours du XIXe. siècle, à une époque de guerre contre les Indiens et de colonisation de "l'Ouest sauvage". Le premier parc national du monde, Yosemite, fut établi dans les territoires du peuple Miwok après une guerre acharnée, suivie de l'expulsion des survivants de leurs terres. L'établissement du parc de Yellowstone provoqua lui aussi un conflit avec les indigènes locaux. Presque tous les parcs nationaux les plus importants des USA sont actuellement habités ou revendiqués par des peuples autochtones. Mais, suivant les lois des USA, il s'agit là d'"aires sauvages", définies par la Loi des aires naturelles des USA comme des lieux "où l'homme lui-même est un visiteur qui ne s'y installe pas". Ce modèle d'aires sauvages, exporté par les conservationistes occidentaux, a transformé la conception dominante de la conservation de la nature dans toute la région tropicale au cours de l'ère de "développement" suivant la deuxième guerre mondiale.
Bien que ce soit une composante fondamentale pour la plupart de la pensée occidentale sur la nature, le concept d'aire sauvage est rejeté par de nombreux peuples indigènes, tel que le souligne Jakob Malas, un chasseur khomani du désert du Kalahari, dont les terres ont été classées Parc National Gemsbok:
"Le Kalahari est une sorte de grande ferme. Pour nous, ce n'est pas une aire sauvage. Nous en connaissons chaque plante, chaque animal, chaque insecte, et nous savons comment les utiliser. Aucun autre peuple ne pourrait jamais connaître et aimer cette ferme autant que nous".
Dans le même sens, Ruby Dunstan, du peuple Nl'aka'pamux de la Vallée Stein en Alberta, au Canada, qui a lutté pour éviter l'exploitation forestière dans ses terres ancestrales, a déclaré:
"Je n'ai jamais considéré la Vallée Stein comme une aire sauvage. Mon père disait: "C'est notre garde-manger". Nous connaissons toutes les plantes et tous les animaux de la région, nous savons où il faut cueillir, et quand il faut chasser. Nous le savons, parce que cela nous a été appris jour après jour. C'est comme si nous taillions chaque jour... Mais pour certains environnementalistes blancs, on dirait que si un endroit est déclaré aire sauvage, il ne faut permettre à personne d'y entrer, parce que c'est trop fragile. Et alors ils mettent une clôture tout autour, ou peut-être autour d'eux-mêmes".
Les résultats de l'imposition du modèle des aires sauvages sont épouvantables: des millions d'habitants indigènes chassés de leurs terres; des systèmes millénaires d'utilisation des ressources naturelles bouleversés et détruits; des communautés entières appauvries et déracinées. Leurs droits ont été piétinés, pour faire place à l'imposition de l'administration coloniale et de ses modes d'application. Il est très difficile d'obtenir des renseignements précis sur la portée de ces évictions, mais en Inde seulement il est estimé que 600 000 habitants "tribaux" ont été expulsés de leurs terres pour l'établissement d'aires protégées. Ces impositions ont elles-aussi provoqué des conflits. Les aires protégées établies contre la volonté des populations locales deviennent des cauchemars de la gestion, des forteresses de conservation assiégées par les habitants qui doivent devenir des "intrus" et des "braconniers" pour pouvoir survivre. D'autre part, il est ironique de constater que l'expulsion des établissements humains peut même appauvrir la biodiversité locale dans ces zones qui, plutôt que des aires sauvages, étaient des paysages entretenus, où les systèmes traditionnels d'utilisation de la terre contribuaient à maintenir la diversité des écosystèmes et multipliaient les niches pour les plantes et les animaux sauvages.
Or, les forêts ne sont-elles pas mieux défendues lorsque les droits des peuples locaux sont garantis? De nombreux conservationistes pensent que non, et disent que les autochtones ne sont pas meilleurs que les autres lorsqu'il s'agit de conserver la nature. Selon eux, si les forêts ont été préservées dans le passé dans les régions indigènes, c'est surtout parce que le transport manquait, le taux de population était faible en raison des guerres et des maladies, et la technologie était simple. Une fois que les routes sont construites, les communautés pacifiées, le taux de mortalité infantile réduit et les tronçonneuses et les camionnettes pick-up adoptées, les communautés indigènes sont aussi portées que n'importe qui à détruire la nature. Ils rappellent, à l'appui de leurs arguments, que les Indiens vendent du bois de leurs réserves au Brésil, et que le commerce de viande de brousse fait des ravages au Congo. Cependant, d'autres informations soutiennent le contraire. Par exemple, 5% seulement de l'Amazonie brésilienne sont compris dans les aires protégées, tandis que plus de 20% se trouvent dans des réserves indigènes officiellement reconnues. Une enquête récente menée par le Woods Hole Research Center montre que les forêts situées dans les réserves indigènes sont en bonne santé, et que la perte de forêts dans ces régions a été provoquée surtout par des invasions illégales, et non par les autochtones.
La plupart des grandes organisations de conservation internationales, telles que la WWF-International, la World Conservation Union et la World Commission on Protected Areas, ont adopté maintenant des politiques reconnaissant les droits des peuples indigènes et "traditionnels" et encourageant leur participation à la conservation. En théorie, ces organisations ne devraient plus établir d'aires protégées sans s'assurer d'abord que les droits fonciers des peuples indigènes soient reconnus, que ces peuples aient consenti à l'établissement d'aires protégées dans leurs territoires, et qu'ils participent à part entière à la gestion de ces territoires. La Convention sur la diversité biologique établit elle-aussi (quoique de façon quelque peu ambiguë) des dispositions qui garantissent les droits des communautés indigènes et locales. Ces nouvelles politiques reconnaissent un "nouveau modèle" de conservation, qui propose la conservation fondée sur la communauté comme une alternative à l'ancien modèle fondé sur l'exclusion pour l'établissement d'aires "sauvages". Il n'est peut-être pas étonnant, compte tenu de leur histoire, que les grandes organisations conservationistes des USA aient été les plus réticentes au moment d'adopter cette nouvelle approche.
Malgré les progrès accomplis au niveau des politiques, la situation sur le terrain n'est pas très encourageante. Peu de gouvernements acceptent que la reconnaissance des droits des peuples indigènes doit logiquement faire partie de leurs stratégies nationales de conservation. La plupart des aires protégées sont toujours gérées à l'ancienne, en excluant les communautés, en rejetant leurs droits à la terre et à ses ressources, et en les forçant à s'installer ailleurs. Ceci est dû en partie au fait que la plupart des pays en voie de développement ont adopté leurs lois de conservation entre les années 1960 et 1970, lorsque le modèle dominant était encore celui de l'exclusion. Une autre raison en est que le personnel local des organisations conservationistes internationales n'a souvent même pas été informé des nouvelles politiques approuvées au siège central, et encore moins formé pour les appliquer. D'autre part, beaucoup d'administrateurs d'aires protégées, qui appartiennent à la vielle école, refusent maintenant de céder le pas à ceux qu'ils voient comme des natifs présomptueux qui ont pris du vent dans les voiles. La mentalité colonialiste a la vie dure. Il faudra encore du temps pour que ces vieux dinosaures disparaissent.
Par: Marcus Colchester, Forest Peoples Programme, courrier électronique: marcus@fppwrm.gn.apc.org. Des informations sur des études de cas détaillées et d'autres documents sur le même sujet sont à trouver dans les sites http://www.forestpeoples.org et http://www.danadeclaration.org.