Détruire ici et détruire là-bas : la compensation pour perte de biodiversité en tant qu’exploitation double

Le présent bulletin du WRM porte sur une des stratégies clés qu’adoptent les industries (principalement extractives) pour assurer leur croissance dans le cadre de la soi-disant « économie verte : » les compensations pour perte de biodiversité. Nous pensons qu’il faut dénoncer la vaste offensive des sociétés privées visant à obtenir que les gouvernements flexibilisent leurs lois sur l’environnement et acceptent ainsi la réalisation de certaines activités industrielles autrefois considérées irréalisables dans des aires protégées. La seule exigence est qu’elles doivent « compenser » les pertes de biodiversité causées par leurs activités industrielles. Ces projets de compensation doublent la destruction, l’exploitation et la domination : d’une part, dans les territoires touchés par les activités industrielles, et d’autre part, dans les territoires visés par les projets de compensation. De plus, ces projets de compensation comportent généralement une sévère destruction sociale et culturelle.

Pour comprendre la logique qui sous-tend les « compensations », qu’elles concernent la biodiversité, le carbone ou d’autres choses, il est important de  ne pas perdre de vue que l’objectif principal des systèmes de compensation est de permettre que le régime économique dominant, dépendant des combustibles fossiles, se maintienne plus longtemps et se développe. L’adoption de ce système a été nécessaire pour que les gouvernements et les entreprises responsables des crises sociales et environnementales actuelles aient l’air de faire quelque chose pour rendre le système plus « vert ». Pourtant, ce rideau de fumée plein de discours trompeurs et de promesses vides approfondit en fait de plus en plus les crises mentionnées.

En considérant ce point de départ nous pouvons comprendre pourquoi les systèmes de compensation ne prétendent pas arrêter les moteurs de la dévastation des territoires et des forêts. Au contraire, ils permettent d’étendre les activités destructives jusqu’à des endroits où, naguère encore, il était inimaginable qu’on puisse les livrer à l’exploitation. C’est ainsi que les industries minières et pétrolières, les travaux d’infrastructure, les plantations industrielles, les grands barrages hydroélectriques et tant d’autres encore, joints aux milliers de kilomètres de routes d’accès, aux campements de travailleurs, aux puits de drainage et aux autres effets de la plupart de ces industries, continuent de multiplier leurs opérations et leurs bénéfices. N’oublions pas que le système économique dominant, structurellement raciste et patriarcal, déverse la presque totalité de la destruction, de l’occupation et de la violence sur les populations indigènes et paysannes, dans le but de continuer d’exploiter, de produire et, par conséquent, d’accumuler des bénéfices.

La compensation facilite à ces industries et à leurs alliés (gouvernements, ONG écologistes ou autres) l’accès à de plus en plus de terres. En fin de compte, la compensation est une sorte de feu vert qui permet aux activités destructrices de continuer d’avancer dans les limites légales, même s’il s’agit d’une zone qui n’aurait pas pu être détruire de façon légale ou légitime. La seule condition est que la biodiversité détruite sur place soit recrée ou remplacée à un autre endroit. Pour ce faire, l’argument de base est que la destruction d’un endroit doit être « équivalente » à la protection supposée ou à la (re)création d’un autre. Or, cette « équivalence » cache en fait d’importantes contradictions et des questions concernant le pouvoir, les droits territoriaux, les inégalités, la violence et l’histoire coloniale.

La plupart des projets de compensation visent les terres des peuples indigènes ou d’autres communautés traditionnelles qui dépendent des forêts. Du moment que l’objectif n’est pas d’enrayer la destruction mais plutôt de la « compenser », il est souvent nécessaire que les communautés forestières mettent leurs terres ou le contrôle de ces terres au service des projets de compensation. Ainsi, le système des compensations donne lieu à une destruction, à une exploitation et à une domination doubles : d’une part, les territoires touchés par les activités d’extraction capitalistes ; d’autre part, les territoires ciblés par les projets de compensation. En général, ces derniers ne subissent pas de destruction environnementale, puisqu’ils sont censés protéger une zone pour qu’elle soit conservée, mais l’expérience nous montre qu’ils subissent une grave destruction sociale et culturelle.

Les « sites de compensation » doivent être menacés d’une manière ou d’une autre, du moins sur le papier car, s’ils ne l’étaient pas, il ne serait pas nécessaire d’y mettre en oeuvre un projet pour les protéger. C’est pourquoi la quasi-totalité de ces projets affirment que les communautés traditionnelles représentent le principal danger pour leur conservation. De nombreuses restrictions leur sont imposées concernant l’accès, le contrôle et l’utilisation communautaire des forêts. Les défenseurs du système allèguent que la « conservation » ne peut « réussir » que si elle est faite suivant la méthode occidentale dominante qui a son origine dans la colonisation, c’est-à-dire en créant des parcs clôturés ou une « nature sans êtres humains ». L’usurpation des droits d’usage et de contrôle du territoire – et donc des traditions, des cultures et des moyens d’existence – des communautés tributaires des forêts est essentiellement raciste et violente. (Vous trouverez davantage d’information sur le racisme environnemental dans le Bulletin 223 d’avril 2016.)

Comment fonctionne dans la pratique la soi-disant compensation pour perte de biodiversité ?

Avant tout, les projets de compensation pour perte de biodiversité doivent pouvoir mesurer et quantifier la biodiversité. Il faut déterminer et catégoriser les éléments qui seront détruits pour les recréer ensuite à un autre endroit ou pour s’assurer que la protection à un autre endroit est « équivalente ». Bien entendu, le fait de réduire la destruction d’un territoire situé à un endroit déterminé, qui a une histoire déterminée sur une période déterminée, à de simples catégories et mesurages, passe sous silence la coexistence de peuples, de cultures, de traditions et d’interconnexions, parmi bien d’autres aspects des forêts et des territoires. L’important est ce qui est mesurable, et donc échangeable ou remplaçable.

Les critères d’investissement des banques multilatérales – telles que les banques régionales de développement ou la Banque  mondiale – ont pour but d’influer sur la législation environnementale des pays. De même, la Société financière internationale (SFI), institution de la Banque mondiale chargée du secteur privé, a modifié en 2012 sa Norme de performance numéro 6. Toute entreprise qui souhaite obtenir un prêt de la SFI et qui, par ses activités, risque de détruire ce que la SFI considère comme un « habitat critique », doit présenter un plan qui établisse que la biodiversité détruite sera compensée à un autre endroit. Par conséquent, en respectant les « règles » établies par les institutions financières qui concentrent le pouvoir des entreprises, de plus en plus de gouvernements, ceux des pays du Sud en particulier, assouplissent leurs lois sur l’environnement pour accepter la viabilité de certaines opérations autrefois considérées comme inviables, à condition qu’elles compensent la perte de la biodiversité qui sera détruite du fait de l’exécution du projet.

Bien des projets de compensation pour perte de biodiversité sont présentés comme des « projets de conservation », de sorte que l’information à leur sujet est peu abondante et difficile à obtenir. Dans ces cas, les restrictions qu’on impose aux communautés quant à l’utilisation des forêts sont entourées d’arguments relatifs à la conservation. Ceci est gravement problématique. Dans la pratique, on dissimule le fait que, tout en empêchant une communauté de pratiquer l’agriculture de subsistance ou la chasse ou la pêche, on permet à une grande entreprise d’extraire du pétrole ou de construire un grand barrage à un endroit qui risque même d’être protégé en raison de sa diversité biologique. Une fois de plus, le système économique dominant, renforcé par le système de la compensation, révèle sa nature dominatrice et raciste.

Pire encore, dans certains cas les entreprises affirment qu’elles « créent davantage de biodiversité », par exemple lorsqu’elles entreprennent, en plus du projet de compensation, des activités complémentaires comme la plantation d’arbres pour « enrichir la biodiversité » du site. Elles appellent cela un « effet positif net ». Ainsi, une activité minière extrêmement destructrice finit par annoncer que ses activités, en plus de n’avoir pas d’effet négatif sur l’environnement, sont favorables à celui-ci. Quant aux communautés, elles sont contraintes à changer leurs méthodes, à devenir des gardiennes de parcs ou à quitter leurs territoires devenus impropres à la survie.

Autrement dit, la compensation pour perte de biodiversité est une stratégie pour que les industries destructrices puissent se développer encore plus sans violer la loi. La diversité de la vie que l’on détruit ne pourra jamais être recréée ou remplacée. Chaque espace, chaque temps, chaque interconnexion est unique. Des systèmes comme celui-ci, qui aspirent à devenir des politiques nationales et régionales, des traités internationaux et, au bout du compte, à maintenir le statu quo, imposent une vision du monde fondée sur la domination de la vie de l’autre. En plus, il est évident que cette imposition n’est pas fortuite mais plutôt violemment raciste.

Par conséquent, il est fondamental de se solidariser activement avec les luttes pour la défense des territoires et, en même temps, de démasquer ces mécanismes pour rompre finalement avec les paradigmes de la domination et rendre possible non seulement de respecter les nombreux autres mondes qui existent mais d’en tirer des enseignements.