Même si elle est encerclée par des monocultures de palmiers à huile et d'hévéas, la parcelle de près de 20 000 hectares de forêt tropicale, qui constitue une partie du territoire Joghban, est devenue le symbole de la victoire du clan Joghban face à la multinationale Equatorial Palm Oil (EPO) au Libéria. En 2018, ce clan d’environ 7 000 personnes réparties dans 50 villages, a obtenu la reconnaissance d’une partie du territoire forestier qu'il habitait depuis des siècles, dont EPO avait tenté de s’emparer pour y planter des palmiers à huile. Malgré cette victoire, la société continue d’exercer une forte pression sur les terres du clan.
À l'origine britannique, EPO est aujourd'hui une multinationale contrôlée par le géant malaisien de l'huile de palme Kuala Lumpur Kepong Bhd (KLK). En 2008, après la fin de la guerre civile qui a ravagé le Libéria, EPO a acquis LIBINC Oil Palm. Depuis, la société revendique le contrôle de 169 000 hectares au Libéria, dont 89 000 hectares de concessions qu’elle dit avoir obtenues officiellement. Cependant, une partie de ces terres empiètent sur le territoire traditionnel des Joghban, dans le district n° 4 du comté de Grand Bassa.
Le conflit entre EPO et le clan Joghban s'est intensifié entre 2013 et 2014, lorsque la société a commencé à intervenir sur les terres communautaires du clan sans son consentement. Cette période a été marquée par une répression violente et une forte résistance qui ont conduit à la consolidation de la victoire historique du clan Joghban en 2018. Cette même année, l’adoption de la Loi sur les droits fonciers (Land Rights Act) a reconnu aux communautés la propriété de leurs terres ancestrales, le droit de poser des conditions aux sociétés cherchant à exploiter leurs terres et de participer à des processus de consultation tels que le consentement libre, informé et préalable.
Cependant, la pression exercée par des sociétés étrangères sur les terres traditionnelles du clan remonte à plusieurs décennies et perdure encore aujourd’hui. Dans les années 1960, deux grandes sociétés de plantation se sont installées sur leurs terres : LAC, filiale du Groupe Socfin, qui détient une concession de plantations d'hévéas couvrant plus de 12 000 hectares à proximité du territoire Joghban et l’ancienne LIBINC Oil Palm, désormais EPO. Aujourd’hui, les Joghban sont encerclés par les plantations en monoculture de ces deux sociétés et subissent quotidiennement les innombrables impacts de cette situation. Dans le même temps, la convoitise d’EPO pour les terres du clan ne faiblit ps.
Le texte qui suit rend compte d’une conversation avec Theresa B. Sawah et Isaac G. Banwon. Ces deux leaders Joghban, membres de l'Alliance informelle contre l’expansion des monocultures industrielles en Afrique de l’Ouest et du Centre, ont joué un rôle central dans la résistance à l’envahissement de leur territoire ancestral par EPO. Ils nous racontent leur résistance victorieuse et insistent sur la poursuite du combat. Comme le rappelle Isaac : « Notre victoire n’est pas encore complète, car la société n’a pas renoncé à convoiter nos terres ; nous devons renforcer la sensibilisation pour préserver la partie des terres qui nous reste. »
La première vague d’accaparement des terres : l'arrivée des sociétés étrangères de monoculture d'arbres dans les années 1960
WRM – À quoi ressemblait la vie traditionnelle avant l’arrivée des sociétés d’huile de palme et de plantations d’hévéas dans la région dans les années 1960 ?
Isaac – Depuis les années 1960 jusqu’à aujourd’hui, nos moyens de subsistance traditionnels dépendent de la terre et de la forêt : nous coupons du palmier à huile indigène, pratiquons l’agriculture traditionnelle, chassons et travaillons en coopération au sein de la communauté. L’huile de palme est le principal produit de base traditionnellement cultivé dans la région et constitue notre principal source de subsistance. Par exemple, la coupe des palmiers à huile indigènes m’a permis d’aller à l’école ; j’ai payé mes études primaires et mes frais de scolarité universitaires grâce aux palmiers indigènes.
WRM – Quel a été l’impact à cette époque de l’arrivée de LIBINC, la société de monoculture de palmiers à huile, et de LAC-Socfin, la société de plantations d’hévéas, sur les communautés Joghban ?
Isaac - Selon les anciens et d'autres sources, la société est arrivée pour la première fois en 1962 et a entamé des négociations avec le gouvernement pour obtenir des terres. Plus tard, le clan Joghban et les terres environnantes ont été choisis pour les activités de LAC et de LIBINC Oil Palm. Les sociétés se sont emparées des terres qu’elles occupaient par la force. Les communautés n’ont rien su des accords que le gouvernement avait conclus avec la société dans les années 1960.
Theresa - Ils voulaient notre terre pour s’étendre ; leurs représentants voulaient s’emparer de nos terres. Nous avons appris de nos aînés qu’ils utilisaient des avions pour étudier les terres sans que nos citoyens connaissent leurs intentions. Nos aînés nous racontent qu’un matin très tôt, le gouvernement a envoyé ses hommes et ses machines et a commencé à couper la forêt. Ils ont pris presque la moitié de nos terres. Aujourd’hui, nos familles vivent sur tous les petits morceaux de terres qui restent.
Isaac - Depuis cette époque, nos communautés sont confrontées à des conditions de vie terribles à cause des actions de ces sociétés. Ces actions ont consisté à accaparer des terres et à employer les forces de sécurité des plantations, la police et l’armée du gouvernement pour mettre le feu dans les communautés. Dans cette situation, de nombreux actes de violence ont eu lieu, notamment des viols, des grossesses précoces, des mariages précoces, la destruction de bois sacrés et traditionnels, et bien d’autres choses (1). Les femmes ont subi des violences sexuelles et des mariages précoces. Parallèlement, il y a eu des migrations forcées de personnes provenant d’autres communautés, ce qui a entraîné la séparation des enfants de leurs familles, ainsi que d’autres abus.
La deuxième vague d’accaparement des terres : reprise de l'exploitation des palmiers à huile avec EPO après la guerre civile, résistance et victoire (2008-2018)
WRM – Que s’est-il passé après la guerre civile au Libéria, lorsque EPO a racheté LIBINC en 2008 ? Comment les Joghban ont-ils réagi ?
Isaac – En 2008, après la guerre civile au Libéria, lorsque EPO a acheté LIBINC, la société a occupé des parcelles supplémentaires sur notre territoire sans le consentement de la communauté. L’abus le plus grave à cette époque était l’accaparement des terres : la société voulait nos terres pour agrandir sa plantation de palmiers à huile. Nous avons perdu notre forêt et les gens de la communauté craignaient d’être expulsés à tout moment pour faire place à l’expansion de la société.
Theresa - Ils ont commencé à raser la forêt. Ils ont commencé à jeter ces arbres presque jusqu'à la rivière. Tout le groupe a vu ce qui se passait et nos aînés ainsi que les habitants sont intervenus pour les arrêter. Ils ont dit « non » à cet accaparement des terres. C’est là que nous avons commencé à résister, pour que personne ne puisse traverser notre territoire une deuxième fois, car il ne nous restait plus beaucoup de terres.
Isaac - À ce moment-là, la société s'est heurtée à la résistance des membres de notre communauté, ainsi que d’organisations de la société civile, comme l'Institut du développement durable (SDI). Equatorial Palm Oil a réalisé un relevé topographique en 2014, dans le but de délimiter la zone de sa prétendue concession. Cette tentative de relevé s’est heurtée à une forte résistance de la part de la communauté. Les femmes ont également joué un rôle important dans la lutte de résistance. Quant aux hommes, ils étaient les principaux défenseurs de la protection des terres.
WRM – Pourriez-vous nous parler de votre implication dans le processus de résistance de la communauté contre l’accaparement des terres par EPO ?
Theresa - Je suis une militante des droits des femmes et la directrice de la Joghban United Women Empowerment and Development Organization au Libéria. La façon dont les femmes se sont organisées dans ces luttes a été importante, car elles ont aidé la communauté à se rassembler, à parler d’une seule voix, à avoir une vision commune et à travailler dans la même direction pour avancer ensemble Mais lorsque EPO est arrivée pour s’emparer de nos terres, avec des gardes armés qui capturaient nos hommes et les passaient à tabac, nous, les femmes, avons trouvé la force de nous rassembler. Nous nous sommes réunies dans la forêt et avons décidé de préparer de la nourriture pour les hommes qui étaient sur le champ de bataille. À cette époque, nous préparions des pommes de terre, des ignames, des bananes, du manioc et du riz, pour que hommes aient quelque chose à manger après les affrontements. Cela m’a montré que lorsque les femmes s’organisent, il est important d’avoir une compréhension commune et de parler d’une seule voix dans notre lutte.
Isaac - J’ai participé à la lutte en 2013 et 2014. Nous faisions le trajet à pied depuis la communauté jusqu’à la ville pour rencontrer le surintendant du comté. Nous avons organisé une manifestation pacifique et adressé une requête au gouvernement en 2014. Cette année-là, l’ancienne présidente du Libéria, Ellen Johnson Sirleaf, s'est engagée à aider les communautés à protéger leurs terres contre l'expansion d'EPO. J'étais l'un des délégués qui ont rencontré le sénateur du comté et lui ont adressé une requête concernant notre situation. J'ai organisé de nombreuses réunions pour résister à l'expansion de la société. C’est cette lutte qui m’a encouragé à créer une ONG – l’Institut d’agriculture durable (Institute of Sustainable Agriculture - ISA) – pour défendre nos terres par l’agriculture. Depuis, je participe activement à cette lutte.
WRM – Comment la société a-t-elle réagi à la résistance des Joghban ?
Isaac - De 2008 à 2014, la société a exercé une pression importante sur ceux qui résistaient ; d'autres personnes ont été battues, arrêtées par la police et les agents de sécurité de la société, puis relâchées. J'ai vu mon père être maltraité et emmené dans un véhicule de sécurité par les agents de sécurité de la plantation et la police lors d'une de nos manifestations pacifiques en 2014. Comme d’autres, il a ses propres histoires concernant cette lutte.
WRM – Pouvez-vous nous parler de la victoire remportée par votre peuple après la lutte ?
Isaac - Je me souviens encore de l’adoption de la loi sur les droits fonciers en 2018. Cela a été une très belle journée, très spéciale. Nous avons célébré notre victoire dans la communauté Joghban ; il y a eu une grande fête et nous avons même abattu une vache.
Theresa - Nous avons enregistré l'organisation, donc nous pouvons désormais protéger ce morceau de terre qui nous appartient. Il appartient à nos ancêtres. À partir de ce moment-là, nous avons obtenu l’enregistrement et l’approbation du gouvernement pour nos terres, et nous pouvons utiliser ces documents comme preuve légale et comme outil pour défendre nos droits territoriaux contre de futures incursions de la société de plantation. Personne ne pourra venir autoriser l’accaparement de nos terres. Chaque fois que quelqu'un viendra, y compris un étranger représentant EPO, nous pourrons lui prouver directement que ces terres nous appartiennent. Les femmes de mon organisation oseront faire face à cet étranger, non pas pour se battre, mais pour lui poser des questions terribles et lui dire qu’il n’a aucun droit de venir acheter ou s’approprier des terres. Cette terre appartient aux femmes et aux citoyens Joghban.
Isaac - Ce qui nous unit dans notre lutte, c'est la volonté de garder le contrôle sur nos terres aujourd'hui, demain et pour toujours. Même si nous avons perdu certaines communautés et certaines forêts, notre victoire est que nous possédons encore une partie de nos terres. Mais notre victoire n’est pas encore complète, car la société n’a toujours pas renoncé à s’en prendre à nos terres. Nous devons sensibiliser davantage pour préserver la partie des terres qui nous reste.
Après la victoire, la pression foncière s’accentue (2025)
WRM - Pouvez-vous décrire l'environnement de votre communauté aujourd’hui ?
Isaac - L’émigration des populations depuis les communautés précédentes, détruites dans les années 1960, vers de nouvelles zones a entraîné une surpopulation et une augmentation de la pauvreté. Notre communauté est entourée par des plantations, ce qui se traduit pour nous par d’autres impacts négatifs. Entre autres, nous subissons la pollution de l'eau due à la production d'EPO et au lavage des contenants de produits chimiques par LAC-Socfin dans les rivières que nous utilisons pour boire et pêcher. Nous n’avons aucune liberté de mouvement du fait des règles qui nous empêchent de transporter notre huile de palme artisanale lorsque nous traversons les plantations d'EPO.
WRM – Pouvez-vous donner des exemples des types de difficultés imposées par EPO à votre communauté ?
Isaac - Le principal problème avec EPO est lié aux restrictions sur la circulation des personnes dans la communauté. En 2022, la société a mis en place une politique selon laquelle personne n’est autorisé à traverser la plantation avec de l'huile de palme artisanale ; si quelqu’un est pris en train de le faire, il sera arrêté et interrogé. Or, plus de 50 communautés vivent derrière la plantation. Il n’y a donc aucune liberté de mouvement pour les personnes vivant dans ces communautés, qui tirent leur subsistance de la récolte de palmiers indigènes ou de leurs petites exploitations. C'est la réalité quotidienne dans la plantation.
Avant de traverser la plantation avec de l’huile de palme artisanale, il faut obtenir ce qu’ils appellent un « laissez-passer » de la société. Et il peut être très difficile de l’obtenir auprès des services de sécurité d’EPO. Parfois, cela peut prendre plus de trois heures. Dans certains cas, les gens s’impatientent et veulent traverser la plantation sans obtenir le « laissez-passer ». Il y a quelques jours, je traversais la plantation avec une vingtaine de litres d’huile de palme artisanale et j’ai été arrêté. C'est donc une situation qui arrive tous les jours.
L’année dernière, une femme avait des complications lors de son accouchement. Elle devait subir une césarienne à l'hôpital. Son mari vivait dans le village, ils ont donc dû l'appeler pour qu'il apporte l'argent nécessaire pour qu'elle puisse se faire opérer. À ce moment-là, le seul moyen d’obtenir de l’argent pour payer la facture de l’hôpital était de venir vendre de l’huile de palme artisanale. Il voyageait avec dix ou vingt litres d'huile depuis le village en direction de la ville. Il a été arrêté et a dû attendre toute la journée pour obtenir le « laissez-passer ». Sa femme est alors décédée, avant qu'il puisse fournir l'argent pour l’opération. Cet homme est resté traumatisé de la mort de sa femme. Donc beaucoup d’autres incidents se produisent en matière de liberté de circulation des habitants. Chaque jour, des plaintes sont envoyées au gouvernement central, mais aucun recours n’a abouti.
WRM - Comment EPO gère-t-elle l'expansion de ses terres, malgré la victoire du clan Joghban et son opposition ?
Isaac - La société n’est pas en train de s’étendre pour le moment, mais elle tente de le faire. Elle organise de nombreuses réunions secrètes avec les chefs, les anciens et les dirigeants traditionnels. C’est une menace, car elle organise ces réunions pour convaincre les gens avec de l’argent ou d’autres choses, comme du riz. Elle divise également les communautés en apportant argent et nourriture et en promettant un emploi à certains jeunes et à certains aînés. Elle cherche avant tout à obtenir d’autres terres, c’est pourquoi nous considérons ces réunions comme une menace pour nous.
WRM – Y a-t-il eu des représailles contre la communauté pour la forcer à céder ses terres ?
Isaac - La société rend la vie difficile aux membres de la communauté afin qu'ils abandonnent leurs terres. De plus, le gouvernement central accorde moins d’attention aux communautés situées autour de la zone dite de concession, car il veut faire en sorte que les communautés cèdent leurs terres à la société. Tous les villages environnants vivent dans la peur qu’à tout moment la société étende ses plantations sur nos terres ; par conséquent, les habitants de la communauté ont peur d’investir dans l’agriculture commerciale.
WRM - Il y a eu beaucoup de répression tout au long de cette lutte. Qu'est-ce qui a donné au clan Joghban la force de résister ?
Isaac - Notre force est venue de la prise de conscience que la terre est notre vie et que, de ce fait, elle ne doit nous être retirée par aucun individu, société de plantation ou gouvernement. Nous avons également compris que les organisations internationales étaient là pour apporter leur soutien si les communautés étaient prêtes à résister à l’expansion de la société. La terre est tout pour nous ; nous l’utilisons pour nous soigner, nous nourrir, nous loger, nos cultures et bien d’autres choses. La terre est notre vie et notre héritage naturel. Nous allons résister, nous résisterons toujours, car la terre a une grande importance pour nous et pour les générations futures.
Theresa - La forêt est notre vie, elle est tout pour notre peuple. La terre est notre vie. Ils ne nous prendront donc pas nos terres.
WRM – Avez-vous un message à transmettre aux autres communautés qui luttent comme la vôtre ?
Isaac - Aux autres communautés qui mènent une lutte similaire, je dirais que la première chose à faire est de rester unis, de continuer à résister légalement et de s'associer à d'autres communautés qui ont déjà réussi dans leurs luttes. Et à la communauté internationale : votre soutien est nécessaire en permanence si une communauté veut réussir dans sa lutte contre les sociétés de plantation.
Référence
(1) Les bois traditionnels sont nos buissons secrets et sacrés où nous consultons les dieux et déesses traditionnels. C’est dans ces bois également que nous trouvons nos médicaments.
Pour plus d'informations :
- SDI et Amis de la Terre International, 2014. MEDIA BRIEFING -Liberian communities overturn Equatorial Palm Oil (EPO) land grab
- Amis de la Terre International 2014. The Jogbahn Clan (vidéo)