Colonisation et plantations en monoculture : une histoire d'« accaparements » à grande échelle

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Colonisation de la forêt en Thaïlande. Photo: http://topicstock.pantip.com

Partout dans le monde, les politiques forestières et agricoles ont tendance à ne voir dans la terre que cela : la terre. Lorsqu'elle est perçue de cette manière, comme une simple entité physique, la « terre » peut être facilement cartographiée ou divisée ou louée à d'autres pour être utilisée ou considérée comme une ressource. Cette vision de la terre est née de plusieurs décennies de processus de clôture et de dépossession des terres qui ont toujours eu recours à la force et été accompagnés de violences. Le but principal était de contrôler la terre.

La plupart des terres dans le monde sont aujourd'hui soumises à un type de régime de concession (qu'il soit privé ou public) afin de réglementer leur accès, leur contrôle et/ou leur propriété. Les concessions ont été l'un des principaux moyens d'organiser les terres, les forêts et les « ressources » depuis l'époque coloniale jusqu'au capitalisme moderne, en accordant à certains acteurs l'utilisation légale ou le contrôle de parcelles de terre spécifiques tout en marginalisant les autres. Avec la Bible, les colonisateurs ont imposé une vision du monde dans laquelle la « terre » était séparée du reste de la « nature », y compris ses habitants.

De ce fait, la plupart des résistancesà l'histoire des concessions imposées ont également résisté à l'imposition de cette compréhension eurocentrée de la « terre » qui est conforme aux intérêts des élites.

Cette vision de la « terre » a également déformé et fragilisé d'autres concepts et compréhensions de l'espace de vie. Dans les hautes terres de Sulawesi, en Indonésie, par exemple, il n'y a pas de mot pour « terre » dans la langue des populations locales. Il y a un mot pour « sol » et plusieurs expressions pour les forêts qui expriment la relation des gens avec eux. Il n'y a pas de catégorie abstraite comme « terre ». (1) Et le concept de « terre » n'est pas le seul dans ce cas. Lors d'une rencontre avec une communauté autochtone Wixárika à Jalisco, au Mexique, en 2016, la chercheuse et militante Silvia Ribeiro s'est rendu compte que les gens utilisaient la langue espagnole pour faire référence à des concepts tels que « plante » et « animal ». Un membre de la communauté lui a expliqué : « Nous n’avons pas de mot pour désigner tous les animaux sauf nous, ou toutes les plantes sauf nous, comme si c’était un tout dans lequel nous ne serions pas inclus. » Chaque animal, plante, être vivant, chaque montagne, fleuve, chemin, et même chaque pierre et rocher, a un nom, parce que tous font partie du même continuum d’êtres qui constituent une communauté dans un territoire. (2)

Des concessions créées par la spoliation : contrôler les terres pour en tirer des profits

Le contrôle des terres et des « ressources » était vital pour les colonisateurs ; c'était une stratégie pour accumuler plus de richesses, d'influence territoriale, d'accès stratégique aux « ressources » et à de main-d'œuvre bon marché (et souvent réduite en esclavage) qui a permis aux empires de prospérer. Ces derniers ont déplacé, utilisé et/ou éradiqué par la violence des populations autochtones afin d'avoir accès à leurs terres. Cette séparation des peuples autochtones de leurs territoires et/ou de leur autonomie sur leurs territoires a été une composante cruciale de la colonisation, et qui persiste dans les stratégies de conservation contemporaines et les initiatives de compensation du carbone forestier telles que REDD+.

Les façons dont les colonisateurs imposent leur contrôle sur les terres diffèrent d'une colonie à l'autre, ou diffèrent selon le type de ressources qui les intéresse, selon la situation géographique de la colonie. Elles ont aussi souvent changé tout au long de la période coloniale. (3) Dans le sillage de cet accaparement colonial des terres, les entreprises et les riches colons associés aux colonisateurs se sont approprié d'énormes étendues de terres et ont établi leurs activités commerciales. (4)

En Asie du Sud-Est, par exemple, de grandes concessions de plantations ont d'abord été établies dans la région par les colonisateurs européens pour étendre et consolider leur contrôle territorial. Il s'agissait de pacifier les troubles civils dans les zones rurales en imposant de nouveaux domaines de contrôle et la création de nouvelles sources d'accumulation de capital, via les plantations de caoutchouc, de café, de thé, de canne à sucre et de noix de coco. Les gouvernements coloniaux de la région ont soutenu le développement des plantations d'hévéas en accordant des prêts à des promoteurs privés, comme le système de prêts aux planteurs (« Loan to Planters Scheme ») de 1904 en Malaisie, et en accordant des terres à des prix très bas. En Malaisie péninsulaire, des zones considérées comme des « friches » – bien qu'occupées et utilisées par des populations autochtones – ont été mises à la disposition d'investisseurs du secteur du caoutchouc. En Indochine française, où l'industrie du caoutchouc a émergé dans les années 1920, les concessions ont été pratiquement distribuées aux investisseurs, ce qui a conduit à de vastes acquisitions foncières qui se sont heurtées aux peuples autochtones (5).

La loi sur les terres agricoles que le gouvernement colonial néerlandais a promulguée en 1870 pour ce qu'on appelle aujourd'hui l'Indonésie a permis aux entreprises et aux élites étrangères d'occuper de vastes étendues de terres. Cette loi contient une disposition selon laquelle « toutes les terres dont la propriété n'est pas démontrée seront considérées comme appartenant à l'État ». Par conséquent, les colonisateurs néerlandais ont revendiqué la propriété de la plupart des terres de leur colonie tout en affaiblissant le contrôle des peuples autochtones sur leurs terres ancestrales. Cela a conduit à un afflux d'investissements non seulement néerlandais mais aussi britanniques, nord-américains et franco-belges, entre autres. Certaines entreprises possédaient des exploitations d'hévéas dans la région totalisant jusqu'à 100 000 hectares. Sous la contrainte de ces exploitations, les habitants autochtones ont été confinés dans des parcelles de terre de plus en plus petites. Les conséquences de cette histoire sont encore visibles aujourd'hui, car elle continue d'influencer le régime foncier dans la plupart des régions d'Indonésie : le contrôle disproportionné de l'État sur les terres est toujours un fléau pour la politique et l'économie indonésiennes. (6)

Les colonisateurs britanniques ont établi un cadre similaire en Malaisie, en se concentrant principalement sur les économies de plantation, qui servaient les intérêts coloniaux à long terme. Comme le soutient la chercheuse Amrita Malhi, « 'un régime de propriété' a remplacé les 'modes de régulation coutumiers' et a fait de l'État colonial l'arbitre unique et centralisé des terres et de leur répartition ». (7)

Cependant, les colonisateurs britanniques ont non seulement cherché à consolider leur pouvoir par le contrôle des terres, mais aussi à relocaliser la population spoliée dans des espaces plus restreints. Ces nouvelles concessions d'occupation – qu'il s'agisse de réserves forestières créées pour étudier les espèces d'arbres et d'autres « ressources » productives, de plantations de monoculture ou de villages nouvellement créés pour les personnes déplacées – ont divisé les environnements « naturels » et « sociaux » de la Malaisie, permettant de générer davantage de profits à partir de la terre. (8) En 1902, un capitaliste écossais, William Sime, et un banquier anglais, Henry Darby, ont fondé une société commerciale à Malacca, avec la participation d'hommes d'affaires chinois locaux : Sime-Darby, la société qui a introduit le palmier à huile en Malaisie péninsulaire en 1910 (9). Aujourd'hui, cette entreprise contrôle plus de 620 000 hectares de plantations de palmiers à huile en Malaisie et en Indonésie.

Un autre exemple est donné par la façon dont le système des plantations a été utilisé par la colonisation britannique dans les Amériques comme instrument de contrôle des terres et de pouvoir politique. Les terres sur lesquelles des plantations ont été établies en Amérique du Nord et dans les territoires des Caraïbes ont été volées aux peuples autochtones par le biais de traités annulés, ignorés et frauduleux, ou purement et simplement par la violence. Le système des plantations de cultures commerciales en monoculture représentait les premiers efforts capitalistes des colonisateurs, qui ont usé de la violence pour amener et vendre des millions d'Africains comme esclaves pour travailler dans ces plantations.

Comme le montrent ces exemples, la catégorie des concessions foncières doit être comprise dans le contexte des racines historiques de la colonisation, de la spoliation, des conflits et du pouvoir.

Ces événements historiques ont entraîné des transformations dramatiques des forêts et de leurs habitants – des transformations qui ont et continueront d'avoir des effets dévastateurs à long terme. Le cadre colonial qui a été imposé sur la manière de percevoir, de comprendre et d'utiliser la « terre » continue de dominer les systèmes de connaissances occidentaux. D'une certaine manière, les concessions, en particulier celles liées aux plantations industrielles, représentent encore aujourd'hui des espaces où les terres, les moyens de subsistance, la loi et le gouvernement sont monopolisés, colonisés et incorporés dans le système de plantation coloniale dominant. (10)

Concessions en Afrique : violence, cooptation et racisme

En Afrique, les colonisateurs européens ont également accordé de vastes concessions foncières à des sociétés privées. En fait, toutes les grandes puissances coloniales du continent ont utilisé cette stratégie pour étendre leur contrôle territorial. Au milieu des années 1870, les colonisateurs européens avaient revendiqué la plupart des régions d'Afrique. Le cas le plus célèbre a sans doute été le règne du roi belge Léopold II sur « l'État indépendant du Congo », qui a été sa colonie privée pendant plus d'une décennie (1895-1908).

En Afrique, des concessions ont existé dans les colonies françaises, britanniques, belges, allemandes et portugaises (notamment dans ce qu'on appelle aujourd'hui l'Angola, le Botswana, la République centrafricaine, le Cameroun, le Tchad, la RDC, le Gabon, le Malawi, le Mozambique, la Namibie, le Nigeria, la République du Congo, la Tanzanie, la Zambie et le Zimbabwe). Si les concessions avaient des formes très variables, elles partageaient l'objectif principal de leurs propriétaires qui était d'extraire les « ressources » de la manière la moins chère possible. Elles se sont vu attribuer des pouvoirs qui relèvent généralement des gouvernements, tels que le monopole de la violence et la capacité de lever l'impôt. Certaines colonies étaient entièrement gérées comme des concessions. Par exemple, toute la Rhodésie (l'actuel Zimbabwe) a été accordée en concession à la British South Africa Company. De plus, les concessions étaient souvent accordées dans des zones riches en « ressources ». (11)

L'une des principales conditions pour que ces entreprises réalisent des profits exorbitants avec leurs concessions était l'exploitation des travailleurs, conjuguée à la coercition et la violence.

En Afrique subsaharienne, les concessions accordées aux entreprises privées se sont caractérisées par la cooptation au niveau des institutions locales, le remplacement des dirigeants peu coopératifs par des dirigeants dociles et la création de dynasties dirigeantes. Grâce à ces tactiques, les concessions ont mis en place une série d'hommes forts locaux qui continuent souvent à dominer la politique villageoise aujourd'hui. C'est particulièrement le cas lorsque des concessions ont été créées pour des plantations en monoculture. Les chefs rebelles ou qui n'ont pas été suffisamment dociles étaient ont le plus souvent été placés en captivité, remplacés, humiliés sans vergogne ou assassinés. Le respect de la règle des chefs cooptés a alors été appliqué avec une violence extrême (12). Comme la présence européenne était principalement confinée aux capitales et aux villes côtières respectives, sa domination via des chefs et des institutions cooptés caractérisait la majeure partie du continent.

Tout en détruisant les institutions locales, les dirigeants et le tissu social, les Européens ont utilisé toutes sortes de stratégies pour opprimer les nombreuses luttes de résistance et rébellions, notamment les systèmes de travail forcé, l'extorsion fiscale sur les paysans, l'asservissement et les massacres de masse. Toutes ces stratégies se sont traduites par des conséquences profondes sur la politique et les organisations d'aujourd'hui.

En Sierra Leone, par exemple, les chefs suprêmes, les sous-chefs et les chefs de village ont régné sur l'intérieur du pays pendant toute l'ère coloniale en n'étant responsables que devant l'administration coloniale de la capitale Freetown. Le pouvoir des chefs a perduré et s'est même renforcé après l'indépendance. Les chefs suprêmes sont devenus partie intégrante de l'administration de l'État, ce qui les a souvent mis en contradiction avec leur rôle de chefs dans les systèmes de gouvernance traditionnels. Pendant toute la période qui a suivi l'indépendance, ces chefs ont contrôlé les terres, réglé les différends, taxé la production, assuré certains services publics et attribué des voix à leurs candidats préférés lors des élections nationales.  (13)

De nombreuses nations africaines indépendantes depuis peu, encore largement ancrées dans les cadres coloniaux, ont décidé de nationaliser leurs terres et de s'approprier ainsi les droits d'utilisation de celles-ci afin de pouvoir allouer de vastes surfaces à de grands projets agro-industriels entrepris par des entreprises publiques ou privées, et même des voire des particuliers. Des millions d'hectares ont ainsi été légalement confisqués (à nouveau) aux populations locales.

À cet égard, Nasako Besingi, un militant social et écologiste et défenseur des droits humains, a expliqué dans une interview accordée au WRM en 2018 que « tous les gouvernements ont tort de revendiquer la propriété des terres, en écartant les droits fonciers des communautés. En fait, le problème des ordonnances foncières africaines est qu'elles ont été structurées avec l'aide des maîtres coloniaux qui, sans le consentement de la population, ont cédé le territoire aux présidents, qui n'avaient pas été élus par la population, mais le plus souvent choisis par les colonisateurs pour servir leurs intérêts à long terme. » (14)

L'expression « toutes les terres appartiennent à l'État », explique-t-il, ne signifie pas que les terres appartiennent au gouvernement, mais plutôt qu’elles sont la propriété de l'ensemble de la population vivant sur le territoire d'un État. Il est plus juste de décrire un gouvernement comme un organisme auprès duquel la volonté de l’État est formulée, exprimée et exécutée, et au travers duquel les politiques communes sont déterminées et réglementées en termes de développement politique, économique et social. Le fait que le gouvernement s’acquitte de ces tâches ne veut pas dire que cela lui confère les droits de propriété sur les terres et les ressources naturelles de l’État.

« Depuis que je suis impliqué dans des mouvements et des organisations de défense des droits fonciers communautaires au Cameroun et dans d'autres pays », ajoute N. Besingi, « aucune communauté que j'ai rencontrée n'a accepté l'idée que les terres appartiennent au gouvernement. Elles disent clairement que la terre appartient à leurs communautés et que cette terre est un héritage ancestral. Aucune des communautés avec lesquelles j'ai travaillé n'approuve la présence de sociétés multinationales sur ses terres et elles affirment que les entreprises ont été créées grâce à l'utilisation de la coercition. »

C'est en classant les terres et les « ressources » dans la catégorie des concessions que le système capitaliste a pu s'étendre : concessions pour l'extraction de combustibles fossiles, plantations de monoculture, exploitations minières, infrastructures d'entreprise à grande échelle, etc. Même les concessions relevant du « domaine public », telles que celles qui sont réservées à la « conservation », entrent dans la même logique capitaliste d'accumulation et visent à reprendre le contrôle aux populations locales.

La mise en place des concessions a en fait été une tentative d'annihiler la puissante résistance et la survie de ceux qui vivaient sur ces terres et forêts avant que ces concessions soient imposées. Lorsqu'une concession est accordée à une entreprise ou à une ONG, l'histoire, les souvenirs et la trame de la vie qui existait ou continue d'exister sur cette « terre » sont rendus invisibles. Les concessions font croire que les propriétaires ou utilisateurs légitimes ne sont pas ceux qui occupaient et protégeaient ces territoires à l'origine et y travaillaient. Mais comme l'a fait remarquer un ancien du peuple gitksan lors d'une réunion avec des représentants du gouvernement canadien au sujet de leur revendication sur la propriété du territoire gitksan : « Si c'est votre terre, où est votre histoire ? »  (15)

Comme le remarque N. Besingi, un aspect essentiel des luttes de résistance communautaire en Afrique est « la nécessité de surmonter la peur et l’ignorance délibérément inculquées à la population par les administrations coloniales et postcoloniales. [...] Considérant que les mouvements durables sont ceux qui sont construits à partir de la base et non de l'extérieur, une forte résistance ne peut se produire que lorsqu'elle colle aux préoccupations de la communauté. »

Les conflits fonciers et la résistance à l'imposition de concessions aujourd'hui sont ainsi ancrés dans des luttes historiques beaucoup plus profondes autour de compréhensions opposées de ce que signifient « terre » et « nature ». La revendication par les communautés de leur autonomie et du contrôle de leurs terres et de leurs vies s'inscrit dans le cadre de cette réoccupation.


Secrétariat international du WRM

 

(1) Edge Effects, What is Land? A conversation with Tania Murray Li, Rafael Marquese, & Monica White, 2019.
(2) Bulletin WRM, décembre 2016, Des compensations de la biodiversité à l'ingénierie des écosystèmes : de nouvelles menaces pour les communautés et les territoires.
(3) Nancy Lee Peluso & Christian Lund (2011) New frontiers of land control: Introduction, Journal of Peasant Studies, 38:4, 667-681.
(4) Roudart, Laurence and Marcel Mazoyer (2015) “Large-Scale Land Acquisitions: A Historical Perspective” in Large-Scale Land Acquisitions: Focus on South-East Asia, International Development Policy,
(5) Miles Kenney-Lazar and Noboru Ishikawa, Mega-Plantations in Southeast Asia: Landscapes of Displacement, 2019.
(6) Inside Indonesia, A 150-year old obstacle to land rights, 2020.
(7) Amrita Malhi (2011): Making spaces, making subjects: land, enclosure and Islam in colonial Malaya, Journal of Peasant Studies, 38:4, 727-746.
(8) David Baillargeon, Spaces of occupation: Colonial enclosure and confinement in British Malaya, 2021.
(9) Robert Fitzgerald, The Rise of the Global Company. Multinationals and the Making of the Modern World, 2016, Cambridge University Press
(10) Edge Effects, What is Land? A conversation with Tania Murray Li, Rafael Marquese, & Monica White, 2019.
(11) Sara Lowes and Eduardo Montero, Concessions, Violence, and Indirect Rule: Evidence from the Congo Free State, 2020.
(12) Idem (11)
(13) VoxDev, Historical legacies and African development, 2019.
(14) Bulletin WRM, décembre 2018, Un point de vue africain : surmonter la peur pour construire des mouvements plus forts.
(15) J. Edward Chamberlin, If This Is Your Land, Where Are Your Stories?, Penguin Random House Canada.