Les communautés quilombola récupèrent leurs terres et leur eau après 40 ans de monoculture d'eucalyptus au Brésil

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quilombolas water

Le territoire quilombola (1) de Sapê do Norte, dans l'État d'Espírito Santo, au Brésil, occupait une vaste zone dans les municipalités actuelles de São Mateus et Conceição da Barra. Environ 12000 familles vivaient dans cette zone. Celles qui sont restées sont réparties entre 34 communautés reconnues par la Fondation Culturelle Palmares, tout en sachant que beaucoup d'autres sont encore en situation d'invisibilité, ne se bénéficiant pas du certificat d'auto-reconnaissance.

Ces communautés ont été expulsées de leurs territoires traditionnels par un violent processus de colonisation parrainé par l'État puis, dans les années 1970, par l'arrivée de l'entreprise Aracruz Celulose (connue ensuite sous le nom de Fibria, et aujourd'hui Suzano) et l'expansion de sa monoculture d´eucalyptus à grande échelle. Avec l'appui de l'État, et au nom du "développement", les communautés ont été contraintes de se déplacer à la périphérie des villes de la région. D'autres se sont vues encerclées par les plantations d'eucalyptus.

Faisant face aux difficultés quotidiennes, les quilombolas continuent de lutter contre les différentes formes de violence auxquelles ces communautés sont confrontées. En 2007, elles ont entamé un processus collectif pour reprendre leur eau, leurs cultures et leur vie communautaire. Aujourd'hui, cela fait 15 ans qu'elles ont réussi à reprendre une partie de leurs terres, à Sapê do Norte. Et la lutte pour reprendre ce qui leur appartient continue.

Le Mouvement Mondial en faveur des Forêts Tropicales (WRM) s'est entretenu avec Flávia, de la communauté Angelim II, femme, mère et activiste quilombola, et João de Angelim, également activiste quilombola, agro-écologiste et chercheur quilombola. Leurs paroles et leur expérience acquise dans la lutte pour reprendre possession de leurs terres nous transmettent de nombreux enseignements et réflexions sur le processus difficile, mais fertile, de résistance des communautés quilombolas dans le territoire de Sapê do Norte.

WRM: Comment a débuté l´histoire des reprises de possession à Sapê do Norte?

João: Les communautés Quilombola résistent depuis des années. D'abord, avec l'arrivée de l'eucalyptus dans la région, s´est initiée une lutte légale pour récupérer le territoire, par le biais d´études et de rapports techniques qui assureraient à la communauté la récupération d´une partie de son territoire dont elle s´est vue brutalement dessaisie. Les années ont passé et nous n'avons vu aucun débouché. Nous avons conclu qu'il serait nécessaire de prendre certaines mesures, de forcer, de pointer du doigt certains endroits qui démontreraient de façon plus explicite que quelque chose de mauvais s´était produit à cet endroit, lorsque la société de pâte à papier est arrivée et a pris possession des terres.

Puis, par le biais de la Commission Quilombola, qui compte des représentants de chaque communauté, ainsi que d'autres mouvements sociaux ayant une plus grande expérience de l'occupation des terres comme le MST [Mouvement des Travailleurs Sans Terre], les premières réunions ont eu lieu. Et c´est là que les reprises de possession ont commencé. La première a eu lieu en 2007, à Linharinho, dans le but de récupérer l'eau, la nourriture et le sol. Cette communauté revendique aujourd'hui 3 500 hectares de terres.

Or, il est important de considérer la reprise de possession dans un contexte de réparation sociale et environnementale qui n'a jamais eu lieu. Combien de personnes sont mortes parce qu'elles ont été expulsées de Sapê do Norte ? L'État brésilien se doit de donner les titres de propriété aux communautés quilombolas, qui sont beaucoup plus étendues que les terres qui sont en cours d´être reprises. Je pense que ce serait là la vraie justice. Cela ne compensera pas toutes ces années écoulées, mais ouvrira le chemin à une possible alternative, pour nous, ici, dans l´avenir. Si vous possédez les terres, vous êtes libre. On ne peut plus laisser Suzano détruire le Sapê do Norte, ni aucune autre région.

Flávia: La première reprise de possession dans le territoire de Sapê do Norte, dans la communauté de Linharinho, a été très difficile. C´était la première fois que nous décidions et disions : "Écoutez, si l'État ne nous livre pas, ne nous rend pas nos terres, nous allons entamer un processus de reprise de possession".

Nous avions une excellente organisation, avec des conseillers juridiques et le soutien de nos partenaires. Mais, nous nous sommes retrouvés, à la fin, sous les fourgons et les chiens de la police... ça a été très difficile. Nous avons résisté aussi longtemps que possible, et, Dieu merci, nous n'avons perdu personne. L'État, sous forme de la police, est arrivé en force, armé, et nombreux des nôtres ont été arrêtés.  

Après cette expérience nous avons passé une période sans procéder à de nouvelles reprises.

En 2010, il y a eu la reprise de possession à São Domingos et Angelim I. Plus récemment, nous avons des reprises de possession dans le bassin d'Angelim, d´Angelim 2, Angelim 3 et Angelim Disa - Angelim est une rivière qui donne son nom aux communautés. Même si la police se présente, nous nous arrangeons aujourd'hui pour que la force armée ne vienne pas. Nous sommes mieux préparés et nous avons un réseau de partenaires qui font leur part pour nous soutenir. Nous parvenons à éviter d'être criminalisés dans les reprises que nous réalisons.

WRM: Et comment vous vous organisez, avant et après les reprises ?

Flávia : Dans le Sapê do Norte, nous avons la Commission Quilombola, avec des représentants de chaque communauté. Tous les mois nous nous réunissons. Lorsque nous allons faire une reprise de possession tout est organisé là-bas, avec toutes les communautés de soutien. Nous dressons une liste des entités qui nous soutiennent et toutes sont informées, nous demandons également, toujours, un avis juridique.

Aujourd'hui, nous avons connaissance de nos droits et nous sommes en mesure d'avoir le même dialogue qu'un avocat. Malgré cela, lorsque nous arrivons là-bas, sur le terrain, les préjugés des policiers font qu´ils n'acceptent pas qu'une quilombola comme moi puisse établir ce dialogue. Ils demandent toujours un avocat. Souvent, l'avocat n'est là que pour y être, mais ceux qui établissent véritablement ce dialogue c´est bien nous, les quilombolas, nous qui avons ce vécu et qui connaissons nos droits. Aujourd'hui, nous avons des avocats qui nous défendent merveilleusement, bec et ongles, qui sont avec nous depuis longtemps. Ils sont toujours à nos côtés. Nous incitons à l´action les mouvements, des conseils et du secrétariat des droits de l'homme - bien que nous ne voyons pas beaucoup d'action de la part du secrétariat.

C´est ainsi que tous les mouvements sont mis au courant de ce qu'il va y avoir une certaine action dans telle ou telle communauté, à telle ou telle heure, et tout le monde reste en alerte. Ceux qui peuvent venir, ils viennent ; ceux qui ne peuvent pas, nous soutiennent sur place.

Et il y a aussi une organisation initiale au moment de la reprise de possession. Quiconque le peut, emmène des plants, des graines, tout ce qui peut contribuer à ce que nous puissions véritablement occuper cet espace qui est inoccupé ou qui est couvert d´eucalyptus. Et nous organisons également des plaques d'identification du territoire pour délimiter l'espace, avec les références des procès, avec des articles de la loi qui nous donnent le droit à la terre. La reprise de possession est une journée tendue, de dur labeur, jusqu'à l'arrivée de la police. Bien sûr, il n'y a pas de reprise de possession sans la police. Commencent alors les processus de négociation, qui, Dieu merci, nous sommes en train de les gagner tous, et la police part.

La communauté qui fera la reprise de possession devra être bien mobilisée et articulée de sorte qu'il y ait des gens sur place tous les jours, qui veilleront, travailleront, pour que le lendemain les gens ne viennent pas détruire tout ce qui a été fait le premier jour. La reprise d'Angelim II a eu lieu le 19 décembre 2020.

João: La reprise de possession à Linharinho a connu une répression très rapide. On n'a pas eu l'occasion d´ensemencer. Puis, nous avons passé trois ans à réfléchir à une stratégie capable de matérialiser la reprise de possession sur le plus long terme afin qu´elle devienne permanente.   Alors, en 2010, la reprise a eu lieu dans deux communautés : São Domingos et Angelim I, un mois plus tard.

La stratégie mise en place dans Angelim I était celle de ne pas y rester. Nous entrions, plantions et sortions. Ce qui s'est passé dans cette première zone, c´est qu´elle a duré. Il n'y a pas eu d'interruption policière, pas d'isolement de la zone, nous avons réussi à créer des voies et des manœuvres par le biais du dialogue direct et d'autres stratégies de résistance. À São Domingos, la stratégie a été la même. Au fil du temps, nous avons pu retirer les eucalyptus et planté des cultures vivrières tournées vers l´alimentation qui s'adaptaient mieux à la situation du sol.

WRM: Comment l´eau est devenue si importante pour votre lutte?

João: Dans l'une des enquêtes menées par le mouvement quilombola en 2002, ici à Sapê do Norte, il a été révélé la disparition d'environ 200 cours d'eau et zones humides dans la région. Souvent, les gens n'avaient même pas d'eau à boire.

Dans la reprise d'Angelim I, nous avons fait une action près d'une zone humide. Ensuite, en 2014 et 2015, nous avons connu une période très sèche. Nous sommes retournés dans la zone humide en question, où les eucalyptus étaient en recul, mais pas suffisamment. Les gens ont commencé à enlever les eucalyptus. À partir de ce moment, la région a pris une forme différente. La pluie tombait, le sol est devenu plus humide et a laissé pousser de nouvelles cultures.

À partir de là nous avons commencé à observer ce qui se passait dans la région : là où les personnes se trouvaient, les sources d´eau étaient régénérées, l'eau avait commencé à occuper les points qui s´étaient asséchés. L'un des exemples les plus clairs est le cours d´eau nommé Córrego da Velha Antônia, qui avait disparu et dont nous avons déjà réussi à récupérer une partie. Cela est pour nous très gratifiant. Les plans d'eau intègrent plus d'eau et le volume est significativement plus important ; ceci est le résultat des reprises de possession, avec plus de quatre cents familles autour de ces plans d´eau et leur action de retirer les eucalyptus.

Ce petit exemple nous a permis de voir comment l'eau a jailli, ce qui ne s'était pas produit depuis de nombreuses années. Également nous avons pu observer des gens qui pêchaient, dans un endroit où il n'y avait pas de poissons, des poissons ont commencé à apparaître. Vous pouviez commencer à naviguer dans un endroit où il n´y avait plus d´eau. Nous parlons d'un ruisseau, mais il y a des centaines de ruisseaux et de rivières touchés ici dans la région. Vous pouvez alors imaginer combien il y avait de l´abondance avant l´arrivée des eucalyptus.
En d'autres mots, le gros problème ici c´est bien la monoculture d'eucalyptus, c´est elle qui est à l´origine du manque d'eau ; le fait que les rivières n'ont pas d'eau.
La question de l'eau est incommensurable, nous la considérons comme le principal lien qui nous unit tous ici.

Flávia: En fait, tout ce que nous avions ici sur le territoire était la terre, l'eau et la forêt. C'était tout ce que nous avions pour survivre. Nous n'avions pas d'autre moyen de survie. Nous avons l´habitude de dire que la forêt est notre mère et que la rivière est notre père. Ce sont eux qui nous ont toujours alimentés. J´ai connu la rivière lorsqu´elle était encore très poissonneuse, nous arrivions à extraire encore des lianes de la forêt, mais aujourd'hui notre plus grande difficulté dans tout le territoire de Sapê do Norte est le manque d'eau.

Angelim 2 comptait 105 familles, aujourd'hui il n'en compte plus que 40. Dès leur arrivée, les entreprises ont coupé tous les arbres de la forêt, et peu après est venue la plantation d'eucalyptus. L'eau et les poissons ont commencé à diminuer et à mourir à cause de l'empoisonnement. Les sources d´eau ont commencé à se tarir.

Les monocultures d´eucalyptus épuisent l'eau des ruisseaux et cet espace est par la suite utilisé pour planter davantage d'eucalyptus, en se rapprochant de la source d'eau, jusqu'à l'assèchement complet de la source. Il y a aussi la question des barrages, qui sont toujours construits en amont de nos communautés, laissant les ruisseaux en aval sans eau. Durant les périodes trop sèches, ils sont calcinés et se transforment en terre. Quant aux eucalyptus, ils les approvisionnent en eau par camion-citerne. Ils vont jusqu´aux barrages, remplissent les camions-citernes et arrosent ainsi les eucalyptus, les plants d'eucalyptus. C'est pour cela qu'ils endiguent : pour avoir de l'eau en abondance toute l'année.

Nous n'avons même pas d'eau à boire, c'est inhumain. Lorsque je me trouve au sein d´espaces reliés à l´État, où sont représentés des organismes environnementaux et même le gouvernement actuel, j'ai l'habitude de dire qu'il est honteux de laisser plus de mille familles sans eau à boire sur un territoire.

Le manque d´eau nous met dans une situation très difficile. Une partie de la communauté est approvisionnée par un camion-citerne envoyé par la municipalité, mais ils ne semblent pas considérer l'alternative de faire reculer les eucalyptus, de les mettre à distance des sources d'eau et de réduire le poison (pour que nous ayons accès à de l'eau propre), au lieu de passer des années et des années à nous approvisionner avec des camions-citernes.

Dans la communauté d'Angelim 1, Angelim 2 et Angelim 3, rien qu'en réalisant la reprise de possession et en faisant reculer l´eucalyptus, nous n'avons même pas eu besoin d’effectuer un travail afin de récupérer les sources, car nous ne pourrions pas toutes les récupérer en si peu de temps. Nous effectuons des travaux de récupération dans certaines sources plus stratégiques afin d´accélérer le processus. Mais juste en faisant reculer les eucalyptus, l'eau recommence à jaillir. C'est incroyable. Des sources d´eau qui n'avaient plus rien il y a un an, ont à nouveau de l'eau. Cela prouve que ce qui assèche nos sources, c'est l'eucalyptus, même s´il est dit que non, que l'eucalyptus est une plante comme les autres. Est-ce vrai ? Oui, mais il s´agit d´une monoculture. S'il y avait de la diversité, peut-être qu'elle n´attirerait pas la sécheresse comme c´est le cas aujourd´hui.

WRM : Dans ce processus de reprises de possession, est-ce que le soutien des mouvements et organisations de la région ainsi que de leurs alliés internationaux a été important ?  

Flávia: Très important. Nous avons toujours eu cette vision. Quand nous sommes seuls, l´entreprise nous attaque en force, ils sont très violents. Or, comme ils ont, disent-ils, "un nom, un prestige à défendre", ils finissent par se rendre compte que nous ne sommes pas seuls, et ils préfèrent donc maintenir le dialogue.

Aujourd'hui, ils ont même une autre façon de s´adresser à nous car ils se rendent compte que nous ne sommes pas seuls. Et lorsqu’ils s´assoient à la table de négociation, ils disent que nous sommes les truculents. C'est toujours comme ça. Mais le soutien des communautés et des personnes extérieures à Sapê do Norte est essentiel. Nous sommes dans un processus de sauvegarde du réseau, nous sommes côte à côte avec chaque mouvement. Nous devons être main dans la main avec tout le monde pour ne jamais être seuls.

João: La lutte quilombola vient déjà comme une lutte interreliée; une lutte de dénonciations, de partenaires. La lutte quilombola de Sapê do Norte est connue au niveau international. Les alliances que nous avons eues au niveau national et international ont été très importantes afin de renforcer notre cause, même si les reprises de possession sont autogérées, qu´elles ont le pouvoir de décider ce qu'elles font, ce qu'elles vont planter et manger. Tout cela est en train de se produire grâce à ce front de défense partant des droits de l'homme, de la FASE (Fédération des Organismes d'Assistance Sociale et Educative) de l´Espírito Santo, qui a toujours été notre partenaire, des mouvements sociaux sans-terre, du MST (Mouvement des Sans Terre) – grâce à tous les réseaux auquel il est relié, au Réseau Alerte contre le Désert Vert, au WRM et à de nombreux autres groupes partenaires dans les réseaux latino-américains. Nous essayons de nous articuler de manière à toujours ressentir la douleur de l'autre, à être en connaissance de ce qui est sur le point de se produire dans nos territoires.

Ils ont essayé de nous mettre à distance, maintenant nous voulons nous rapprocher, être près de la rivière et récupérer la forêt qu'ils nous ont prise. La relation était si intime et si précieuse que les lieux avaient des noms et étaient respectés symboliquement. Aujourd'hui, on parle de protection des forêts, de zones de réserve légales, de Zones de Préservation Permanente (APP), mais ce n'est pas suffisant ni comparable à ce qu'étaient les vraies forêts.

WRM: Quels ont été les véritables défis de cette lutte?

Flávia: En tant que femme, les défis sont nombreux. Une femme est une militante, une mère, une femme au foyer. Dans mon cas, j'ai deux enfants, et c'était beaucoup plus difficile parce que je venais d'accoucher. Mon garçon avait quatre mois quand nous avons dû faire la reprise de possession. Je suis une leader de première ligne, je dépends de l´appui du groupe. Mais ils n'ont confiance que si je suis parmi eux. Je devais être là, alors mon fils et moi avons participé à toutes les reprises. C'est épuisant, nous souffrons à chaque fois. Et ceci pas à cause de la communauté, parce que la communauté nous offre tout son soutien, si nous avons un enfant, tout le monde l´accueille.

En tant que femme, noire, quilombola, paysanne et pauvre, nous sommes également victimes des préjugés. L'entreprise nous sous-estime en permanence. Ils pensent que cette femme qu´ils ont en face d´eux n'a pas la capacité de s'engager dans un processus de négociation, alors nous devons leur prouver en permanence qui est cette femme, afin qu'ils ne nous sous-estiment pas ou qu'ils n'essaient même pas d'attaquer la communauté par la force. Le préjugé est très flagrant. Le jour où un camarade a été bousculé, poussé, je leur ai demandé d´imaginer une situation où c'était lui qui les aurait bousculés [eux, les employés de Suzano, tous blancs], où il serait maintenant. Il serait en prison, c'est sûr. Mais comme c'est un homme blanc qui bouscule un homme noir, non : ils "s´excusent" et disent "qu´il faut maintenir le dialogue". Auraient-ils dialogué avec nous à ce moment-là si c'était l'inverse ? Nous devons résister en permanence, être tout le temps en alerte.

Une autre chose qui me rend très inquiète, ce sont les menaces. J'ai toujours peur, ici dans notre territoire. En raison également du mouvement en faveur des droits de l'homme, toute la coordination se préoccupe particulièrement de moi, c'est une question de vie ou de mort. Ici, il n'y a pas de signal téléphonique, je n'ai internet que lorsque je suis à l'intérieur de la maison. Si je sors, personne ne saura où je suis. Je prends toujours soin de ne pas sortir seule, de ne pas sortir la nuit, de ne pas laisser les enfants seuls à la maison. C'est très difficile d'étudier, je sors le soir pour aller à l'université et comment puis-je rentrer à la maison si je ne peux pas marcher la nuit ? C'est tout un processus que j'essaie encore de gérer.

João: La société est toujours à la recherche d'une ruse. À chaque fois que nous faisions une reprise, l´entreprise venait au-devant de la scène en proposant un projet ou des programmes pour détourner l'attention. Ce refroidissement par rapport au combat a eu lieu souvent. Ils finissaient, durant la même période, par coopter des quilombolas, des leaders, en les employant, leur apportant des programmes, en disant qu´ils seraient plus utiles pour la communauté.

Ce qui s'est passé avec certaines reprises de possession, c'est que, dès que les zones ont été consolidées, des personnes non-quilombolas sont arrivées et, par un moyen ou un autre, ont fini par y entrer. Et, bien souvent, parce qu'ils ne comprenaient pas la lutte pour le territoire et la lutte quilombola, ils ont fini par créer un dialogue tordu et par embrouiller le processus. Nous avons eu beaucoup de difficultés à cet égard. Récemment, en 2020, nous avons subi une attaque, une invasion massive sur le territoire des communautés, par des groupes organisés non-quilombolas. Il était nécessaire de prendre une attitude, parce qu'ils avaient commencé à nommer les localités et à s´approprier de notre récit - comme s´ils étaient nous - et à nommer certaines localités comme des zones de reprise de possession. C'était un peu dangereux. Nous avons dû faire attention à distinguer les reprises de possession qui ont joui de la participation et un peu de la philosophie de notre mouvement. À la fin ces personnes ont dû partir.

Sauvegarder les reprises de possession a également été un défi en raison de leur invisibilité au sein des politiques publiques. Si nous sommes dans une condition d'autogestion, nous n'aurons pas le soutien des politiques publiques, nous n'aurons le soutien de presque personne. Nous sommes en contact avec les agriculteurs, avec les quilombolas qui sont sur le terrain, et tout ce qui se fait c´est le résultat d´un effort direct de leur part. Et cela a été le grand différentiel, il permet d'"extraire le lait de la pierre", de là où l'on disait qu'il ne sortirait pas. Il est possible de retrouver de l'eau là où il n'y en avait plus, d'avoir de la nourriture là où il n'y en avait pas, d'avoir des forêts, d'avoir plus d'animaux là où il y en avait beaucoup avant.

Un autre défi c´est la capacité de l'eucalyptus à repousser : elle est gigantesque. En dix ans, nous avons des endroits où on n´a toujours pas réussi à expulser les résidus. Ces plus de 40 ans d'utilisation abusive des machines lourdes, de centaines de kilos de glyphosate, de tonnes de matériel chimique jetées en amont des sources, dans les eaux, nous ont laissé un sol en très mauvais état. Nous devons régénérer, récupérer [le sol]. De cette façon, l'agroforesterie a toujours fait partie de la vie des quilombos. Mais pour régénérer, il faut comprendre le lieu, aller à la recherche de son ancestralité, voir ce qui est lié à l'environnement et ce qui ne l'est pas. Savoir ce qu'il faut planter, savoir ce qu'il faut laisser pousser.

WRM: Quels sont les conseils que vous donneriez à d´autres peuples qui sont en train de faire face au même processus de reprise de la terre et de l´eau ?

Flávia: Ici, au Brésil, je pense que nous ne pouvons pas obtenir de terres si nous ne faisons pas de reprise de possession. Donc, la première chose : il faut reprendre la terre. Mais pour reprendre la terre, il faut un minimum d'organisation pour ne pas finir par essayer sans succès. Nous avons besoin d'être connectés, de nous mettre en réseau, même si c'est en dehors de l'État, en dehors du pays. Il est très important d'avoir un réseau de soutien, un contact avec le Bureau du Procureur Fédéral, avec le bureau du Défenseur Public de l´État, avec les conseils des droits de l'homme, car ce sont les institutions de l'État, par le biais desquelles nous pouvons obtenir un soutien juridique. Il est également très important de prendre soin de la vie de nos défenseurs.

Et ne jamais renoncer, d'accord ? Parce que si nous abandonnons les processus de lutte en faveur de nos droits, d'une manière ou d'une autre, nous allons mourir. Si nous ne devenons pas des défenseurs, nous serons de toute façon abattus parce que nous sommes noirs, ou nous allons mourir de faim parce que nous n'avons rien à manger, ou nous allons mourir de froid parce que nous n'avons nulle part où vivre. Nous devons rester connectés en permanence et essayer de rester en vie. La priorité c´est la vie, ne pas renoncer et le réseautage. La solidarité est très importante.

João: Ne pas arrêter de planter, ne pas arrêter d´y croire, continuer. À tout moment il y aura des difficultés, mais lorsqu'il y a une source d´eau qui a besoin d'aide, on ne peut pas rester dans le discours. Une action est nécessaire. On ne peut pas attendre à ce qu'une décision soit prise par la plume d'un juge, parce qu'il ne sent pas sur sa peau comment ceux d'en bas sont contaminés.

Les reprises de possession sont une réalité aujourd'hui, et tout comme nous avons osé le faire, nous devons oser les sauvegarder. Le temps qui s'est écoulé nous a permis de réfléchir et de mieux appréhender la situation. Il n'est pas facile de comprendre un isolement de plus de 40 ans, sans accès à la terre. Et lorsqu´enfin cette possibilité s'ouvre, il est normal que des crises et des confusions surgissent. Les reprises de possession nous l'ont appris et je leur suis très reconnaissant pour avoir aujourd'hui une meilleure compréhension de ce grand plan qui a fonctionné et qui nous montre que c´est bien là la voie à suivre.

Je pense que le plus important est d'avoir brisé le silence qui régnait au sein des plantations d´eucalyptus, étouffant les communautés qui étaient isolées là-bas. Ce silence a été rompu, un silence qui empêchait la communauté d´entrer ou de traverser une partie d'une zone d'eucalyptus pour se rendre à un ruisseau sans craindre la surveillance – une crainte qu'elle a toujours, mais d´antan le contrôle était beaucoup plus important. Ainsi, ce silence est rompu et les relations communautaires reprennent.

Ma vision c´est que les terres des peuples du monde entier, de nos frères indigènes, des communautés tribales de chaque pays, doivent s´unir et chercher à être forts ensemble. Nous traversons et traverserons toujours des moments difficiles, mais notre grand ennemi, ce sont les grands projets qui viennent occuper les terres, les eaux ; qui viennent tuer nos peuples. Alors, avant tout il s'agit donc de l´union et de l´action locale. Tous les jours, si possible.


(1) Les communautés quilombolas sont celles formées par les descendants des africains qui ont été soumis à l'esclavage et qui se sont enfuis pour fonder des noyaux de résistance et de vie en communauté, les nommés quilombos dans le Brésil colonial et impérial.