Le Paradis perdu. Notre quête de l’Eden semble toujours aboutir à l’éviction ou au génocide

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Il s’agit sans doute d’une des évasions de la réalité les plus effrontées qui aient jamais été peintes. « Le champ de blé » de John Constable – terminé en 1826, et exhibé maintenant à la nouvelle exposition « Paradis » de la National Gallery – évoque, au plus fort du « mouvement des enclosures », une parfaite harmonie rurale. Juste au moment où les paysans étaient arrachés de leur terre, où leurs cultures étaient détruites, leurs maisons rasées, et les dissidents emmenés ou pendus, Constable fait apparaître l’Arcadie anglaise à son complet. Un chien conduit un troupeau de moutons vers l’ombre profonde par une journée d’août. Un garçon fermier au teint rose boit à un ruisseau scintillant, tandis que ses ânes broutent paisiblement derrière lui. A l’arrière plan, flanqués par de grands ormes, des hommes en chapeaux et foulards travaillent un champ de blé. Au-delà, une rivière miroite à travers les prairies. Une église surgit des arbres pour bénir les heureux natifs et leur autre Eden.

Au beau milieu de l’enfer rural, Constable invente son paradis. Il s’agit d’un mensonge flagrant, mais nous ne devrions pas nous étonner de lire dans la brochure de la galerie que c’est « un des tableaux préférés de la nation, reproduit d’innombrables fois et présent dans des milliers de foyers ». Car ce que Constable a fait est ce que l’être humain a toujours fait, et continue de faire. Confrontés à des atrocités, nous invoquons les merveilles édéniques. Nous construisons nos Jardins de l’Eden, réels ou imaginaires, à partir de l’enfer des autres.

La date de l’exposition a été bien choisie, puisque c’est en cette saison que nous quittons nos foyers pour chercher le paradis. En le faisant, nous rendons d’autres personnes misérables, et non seulement par le bruit que nous apportons dans leurs vies dans notre quête de la tranquillité. Pour créer un Eden où nous puissions folâtrer dans l’innocence et la nudité, nous devons d’abord commissionner d’autres pour qu’ils débarrassent les lieux de leurs habitants. Comme Constable, nous avons tendance à fermer les yeux sur cette réalité.

La vallée de Yosemite en Californie avait été désignée par Abraham Lincoln comme le premier site naturel public du monde. Comme le rapporte l’historien Simon Schama, « les prairies étincelantes qui évoquaient un Eden tout neuf aux yeux de leurs premiers apologistes étaient en fait le résultat des brûlages réguliers effectués par leurs occupants indiens, les Ahwahneechee ». Les premiers blancs à pénétrer dans la vallée ont été les soldats envoyés pour les tuer. Ainsi, l’Eden était-il créé à l’inverse de l’histoire biblique, par l’expulsion de l’homme. Les colonisateurs ont redéfinit l’habitat aménagé par les Ahwahneechee comme un site naturel, de manière à affirmer sur lui leur domination temporelle et spirituelle.

Autrement dit, le Jardin de l’Eden américain est en fait son Chanaan, le pays de lait et de miel dont les peuples indigènes devaient être d’abord éliminés pour que les envahisseurs puissent le revendiquer comme le leur par droit d’aînesse. La doctrine mosaïque de la terra nullius (les habitants ne possèdent aucun droit légal sur leur terre), qui permit aux élus du Seigneur de « frapper les tempes de Moab et le crâne de tous les fils de Seth » est devenue le credo de tous les usurpateurs du monde. Elle continue de justifier les appropriations de terres dans l’Israël des temps modernes, et la prétention de les transformer en des jardins emmurés ; elle continue de guider les expropriations sur lesquelles est fondée pour une bonne part l’industrie mondiale du tourisme.

Au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, avec la baisse des coûts du transport international, les gouvernements ont découvert de puissantes justifications financières pour créer, à partir des terres des pauvres, un paradis pour les riches. Partout dans l’Afrique de l’Est et du Sud, les terres les plus fertiles des nomades et des chasseurs-cueilleurs ont été déclarées « nature sauvage primordiale ». Leurs habitants en ont été exclus ; seuls ceux qui pouvaient payer étaient autorisés à entrer au paradis. Au site web de la direction du tourisme du Kenya, on peut lire, dans la rubrique consacrée à la réserve Masaï Mara, sous le titre « Nature sauvage », que la population autochtone, les Masaï, « se voient eux-mêmes ... intégrés à la vie de la terre, tout comme la terre est intégrée à leur vie. Traditionnellement, les Masaï chassent très peu, et la cohabitation harmonieuse avec la faune a une part importante dans leurs croyances ». Ce qui n’est pas dit, c’est que les Masaï ont été extirpés de la « nature sauvage » dans laquelle ils cohabitaient harmonieusement avec la faune, parce que les touristes n’étaient pas censés les y trouver.

Le gouvernement du Botswana vient de compléter l’expulsion des Boschimans gana et gwi de la Réserve de gibier du Kalahari central, sous prétexte que leurs méthodes de chasse et de cueillette étaient devenues « obsolètes » et que leur présence n’était plus compatible avec « la préservation des ressources naturelles ». Pour se débarrasser d’eux, comme Survival International l’a bien montré, on leur coupa l’eau, on leur appliqua des taxes et des amendes, on les battit et on les tortura. Les Boschimans avaient vécu là pendant 20 000 ans ; ils ne sont pas un danger pour la nature, mais ils peuvent l’être pour les mines de diamants et pour l’industrie du tourisme. Après avoir expulsé les Boschimans de leurs terres ancestrales, le gouvernement invite maintenant les touristes à visiter ce qu’il appelle « le dernier des paradis ».

Les précurseurs de ces réserves de gibier étaient les parcs de cerfs et autres paradis sur terre que l’aristocratie s’était fabriqués en Grande-Bretagne. Dans les jardins de Stowe en Buckinghamshire, dessinés par Capability Brown vers 1740 pour le politicien whig Lord Cobham, se trouve la vallée appelée « Champs Elysées », le paradis des anciens Grecs. Au coeur de ce paradis, une église cachée par les arbres est tout ce qui reste d’un des villages qui ont été rasés pour l’établissement de la propriété. Vous pouvez parcourir la littérature du National Trust en quête d’information sur les gens qui habitaient là, ou dans les autres régions transformées en grandes propriétés qu’il préserve, mais vous perdrez votre temps. La plus grande ONG britannique raconte l’histoire de l’Eden, mais détourne ses yeux de l’enfer.

Nous nous leurrons pareillement lorsque nous bâtissons nos Edens virtuels. Paul Gauguin chercha son jardin de l’innocence dans le Pacifique Sud, mais trouva à la place une société ravagée par la colonisation française et les maladies vénériennes. Comme Constable, il peignit quand même son paradis : le tableau exhibé à la National Gallery copie pour une bonne part une frise d’un temple javanais, où Gauguin a inséré ses Tahitiens éthérés dans un Eden improbable. Le tableau le plus troublant de l’exposition est peut-être le Paysage au moulin de François Boucher. Dans la campagne française en 1755, les paysans vivaient de châtaignes, d’herbe et de glands, mais Boucher y place des domestiques grassouillettes vêtues de blanc qui vaquent à leurs affaires avec nonchalance, tandis que des garçons se prélassent au bord du fleuve en bucolique splendeur. Le tableau aurait été commandé pour orner les murs de la maison d’un propriétaire terrien. Aujourd’hui, nous retrouvons ces mensonges répétés sur nos écrans de télévision, dans des émissions sur des voyages ou sur la nature qui cherchent à nous persuader que tout est pour le mieux dans le terrain de jeux de l’homme blanc.

Le mythe du paradis est à la base du colonialisme. Incapables de confronter la vérité de ce que nous faisons, nous tirons de notre insondable culpabilité collective une histoire d’innocence primordiale.

George Monbiot. Article paru dans The Guardian le 5 août 2003.