« Non » à l’énergie : la vie au-delà de l’électricité
Que ce soit sur les îles de Siberut et Rote, dans l'archipel indonésien, ou dans le village indigène de Ka'apor, en Amazonie brésilienne, les personnes avec lesquelles nous nous sommes entretenus ont un point commun: elles ont décidé de vivre sans électricité. Elles sont convaincues que l'électricité ne fait pas partie de leur culture. Bien qu'elles soient séparées par un océan, elles ont encore d’autres points en commun: leurs territoires sont constamment attaqués et menacés d'invasion et de destruction. Et il convient de rappeler ici que ces attaques sont presque toujours menées par la société capitaliste dominante, celle-là même qui leur fournit l'électricité. Pour autant, ce conflit n'est pas au cœur de nos conversations. Nous cherchons à mieux comprendre la vision du monde et le mode de vie de ceux qui démontrent que l'électricité est loin d'être une ressource essentielle à la vie humaine. Pour eux, c’est au contraire son absence qui est essentielle. Cette perception est inévitablement liée au cycle naturel du jour: le jour ensoleillé et la nuit absolument noire.
Archipel indonésien : récits des îles Siberut et Rote
Les paragraphes qui suivent sont des extraits de retranscriptions de conversations menées au fil des années avec des habitants de l'archipel indonésien, depuis la fin des années 2000. Les extraits présentés sont tirés d’échanges avec deux femmes: Lidia Sagulu et Loudya Messakh Lenggu. Chacune raconte, à sa façon, ce que signifie vivre en dehors du mode de vie prédominant de « l’urbanisme industriel » de la grande ville. Les histoires qu’elles racontent résonnent avec l’expérience de nombreuses personnes vivant sur les petites îles de la région. Même si les programmes d’électrification ont progressé, et que l’on trouve désormais des groupes électrogènes au kérosène ou à l’essence sur certaines îles, vivre sans électricité reste aujourd’hui une réalité pour de beaucoup de femmes et d’hommes, notamment dans les îles Mentawai ou à Rote.

Lidia Sagulu : Lumière et obscurité dans les rythmes quotidiens de l'île
Lidia Sagulu (61 ans) mène une vie rurale simple, avec sa famille, sur l'île de Siberut, au large de la côte ouest de Sumatra. Il s’agit de la plus grande des quatre îles principales de l'archipel des Mentawaï, qui en compte 99 au total. Son nom de famille, Sagulu, est celui d’une des tribus les plus importantes de l’île, à laquelle elle appartient.
Siberut est située dans une zone au climat de forêt tropicale chaude et humide, avec une pluviométrie annuelle d’environ 4 000 mm. Son réseau dense de rivières et de forêts constitue l’élément vital de l’île, entrelacé de forêts denses sur toute la partie occidentale, ainsi qu’avec les palmiers sagoutiers, les forêts de nypa et les mangroves.
Hendro Sangkoyo: Meinan (tante) Lidia, nous nous sommes rencontrés pour la première fois il y a quelques années, juste après le coucher du soleil, près de l’embarcadère. Vous m’avez retenu un instant, vous avez attrapé votre paluga (rame) à la maison, puis, avec votre grand sourire espiègle et vos yeux pétillants, vous m’avez laissé là, debout, pendant que vous traîniez calmement votre abak (pirogue) vers le large. Vous n’avez dit qu’une seule chose: ... « cari udang » (attraper des crevettes). Pouvez-vous me dire ce que représente pour vous la nuit, l’obscurité ?
Lidia Sagulu: Bien sûr. Il est courant pour nous, les femmes, de faire de la pirogue la nuit. Chez nous, ce sont surtout les femmes qui vont sur l’eau. En fait, je fais cela depuis que je suis petite, donc ça me paraît tout naturel. Quand on travaille le sagou (couper le tronc, préparer les morceaux et les faire flotter comme un radeau sur l'eau), il arrive qu’on reste toute la nuit, voire plus. La capture des crabes se fait également la nuit dans les mangroves. Pendant la journée, on fait beaucoup de choses différentes. Et la nuit, on fait encore bien d’autres choses.
HS: Vous avez certainement une vue perçante pour pouvoir naviguer dans l'obscurité à votre âge. Vous êtes à l’aide dans l’obscurité, ou est-ce parce que vous êtes habituée à l’inconfort de faire les choses sans beaucoup de lumière la nuit ?
LS: L’obscurité ne me pose aucun problème. Je n'ai pas peur du noir. Je n'ai peur de rien dans le noir.
HS: J'ai également été frappé de venir chez vous pour la première fois le soir. Vous ne raccordez pas votre maison à l'électricité, bien que cela ne serait pas trop difficile. Ce n’est pas une question de moyens, je suppose ? L’électricité est bien arrivée jusqu’au kampung. Pouvez-vous nous dire pourquoi ?
LS: Depuis mon enfance, nous avons toujours vécu comme ça, et nous sommes tout à fait satisfaits de ce que nous avons. La nuit, c'est fait pour l’obscurité. Et le jour, pour avoir la lumière du soleil. Nous ne sommes pas les seuls dans ce cas. C'est courant ici.
Bien entendu, il faut quand même un peu de lumière la nuit, que ce soit à la maison ou dehors. Vous utilisez quoi comme éclairage ?
LS: L’éclairage le plus modeste, c’est ce qu’on appelle le bubukèt (bou-bou-cat). C’est juste un morceau de bois mort ou une branche. On en trouve à peu près partout par ici. On l’allume, et avec ça, on peut marcher ou pagayer la nuit. Parfois, nous utilisons du surak (sou-rack), la partie extérieure de la noix de coco avec l'enveloppe intacte, autour de laquelle on enroule une corde, puis qu’on fait consumer lentement. L'huile de noix de coco qu’on fait à la maison fonctionne bien aussi pour la lanterne. On appelle ça « pakalé ». Et il y en a plein d’autres encore.
(Note: cette conversation a meinan Lidia Sagulu est facilitée par son fils, Heronimus Tatebburuk. Nous lui sommes reconnaissants de son aide).
Loudya Messakh Lenggu, oma (grand-mère en vieux malais) : à propos du kosambi, du nitas et du kérosène
Lodya Messakh Lenggu (77 ans), titulaire d’un master, est la fille du chef du nusak de Landu (un territoire traditionnel). Enfant, elle faisait la navette entre l'île de Rote et la ville de Kupang, à l'extrémité nord-ouest de l'île de Timor, où vit une importante population de la diaspora de Rote.
L'île de Rote partage le climat de savane tropicale des Petites îles de la Sonde. Néanmoins, 19 000 hectares, soit environ 16 % de la superficie de Rote, sont couverts de forêts, dont 1 900 hectares de mangroves. Le kosambi (Schleichera oleosa) et le nitas (Sterculia foetida L.), deux espèces d'arbres importantes sur l’île, aux côtés du palmier à sucre lontar, sont depuis longtemps les sources principales d’énergie de l’île, en plus de nombreux autres usages.
HS: Oma, pouvez-vous me parler de l'utilisation du nitas ou du kosambi dans votre famille ?
Loudya Messakh Lenggu: Eh bien, nous utilisons ce qu’on appelle un bandu, qui est en fait une lampe. Le bandu est composé d'un récipient en laiton dont le sommet est percé de trous pour y fixer des mèches. (Note: dans une une autre discussion, Petson Hangge, un aîné de Rote, a précisé que les gens utilisent toutes sortes de bandu de fortune chez eux). On utilise à la fois le kosambi et le nitas. Dans le cas du kosambi, on enlève la coque de la graine et on réduit les graines en une poudre grossière. On enduit de cette poudre grasse du coton filé ou un sac de riz usagé, qu’on enroule ensuite autour d’un bâtonnet en bois. C'est plus facile avec le nitas. Il n'est pas nécessaire d'écraser les graines. On les pique directement sur des tiges en bois et on les allume.
HS: L'utilisez-vous uniquement à la maison ou utilisez-vous également le bandu lors de réunions, par exemple ?
LML: Nous l'utilisons à la maison. Quand on reçoit des invités d’honneur, on allume plusieurs bandus. Ce n'est que dans les grandes réunions que les gens utilisent parfois ce qu’on appelle une « petromax », qui utilise du kérosène. Le bandu est meilleur que la lampe à kérosène car il ne produit pas de suie. Avec une lampe à kérosène, on se réveille le matin avec le nez plein de suie. Avec le kosambi et le nitas, on n’a pas ce problème.
HS: Mais en fait, le bandu fait vraiment partie de la culture. J'avais toujours pensé que l’usage du bandu était réservé aux personnes âgées ou à celles qui ont un statut économique et social inférieur. Et que les gens n’avaient recours à ce type de lampe que par nécessité économique.
LML: Non, ce n'est pas le cas. Oyang (mon père, qui était le « Rajah », le chef du nusak de Landu) l'utilisait tout le temps. Quand j’ai été envoyée à l’école à Kupang, il m'envoyait régulièrement une grosse boîte de graines de kosambi.
(Note: la discussion avec oma Loudya Messakh Lenggu a été facilitée par son fils, Matheos Messakh. Nous lui en sommes reconnaissants).
Amazonie brésilienne : une histoire du territoire autochtone d'Alto Turiaçu
L'entretien suivant a été mené avec le chef autochtone Itahu, du peuple Ka'apor. Il appartient à l'organisation ancestrale Tuxa Ta Pame, du territoire autochtone d'Alto Turiaçu, en Amazonie brésilienne. Cette organisation a été, et est toujours, essentielle à la préservation de cet immense territoire de 531 000 hectares de forêt. Cette structure d'autodéfense, Tuxa Ta Pame, expulse constamment les bûcherons et les orpailleurs qui envahissent ce territoire autochtone. Grâce à ce travail, cette zone est le dernier bastion de la forêt amazonienne de la région. Le territoire délimité, parsemé de forêts abondantes, et ses environs dévastés illustrent l'importance du travail du peuple Itahu pour la défense de la forêt et de sa culture. Mais la dévastation de la forêt n'est pas la seule menace à laquelle la culture Ka'apor est confrontée. Itahu explique ensuite comment l'électricité peut nuire à la culture de son peuple et combien il est important de s'en tenir éloigné.
Itahu Ka'apor : « Ce qui est bon, c’est ce qui est passé au travers de notre tamis »
WRM: Dans quelle mesure est-il important pour le peuple Ka'apor de ne pas avoir de lumière la nuit ?
Itahu Ka'apor: J'aimerais vous expliquer la question du territoire la nuit. Nous avons besoin d'obscurité, et il faut qu'elle soit sombre aussi pour les animaux, car ils continuent de se déplacer la nuit. Il n'est pas nécessaire de s’éclairer, il n’est pas nécessaire d’avoir de la lumière. L'obscurité est donc très importante pour nous, mais aussi pour les êtres enchantés, pour le monde spirituel, comme c'est le cas pour les chamans. Le chaman a besoin de chanter, d'attirer le monde spirituel, pour la guérison, et il faut qu'il fasse sombre, qu’il n’y ait pas de lumière. Il est important pour nous, la nuit, de pouvoir nous reposer, dormir, sans lumière, sans bruit. C'est pour cela que l'obscurité est importante pour nous, le peuple Ka'apor.
WRM: Est-ce pour cela que le peuple Ka'apor de Tuxa Ta Pame a décidé qu'il ne voulait pas d'électricité ?
IK : L’électricité a un impact considérable sur la vie des gens. Comme le mode de vie des Ka’apor n’est pas adapté à l’électricité, ce n’est pas dans nos habitudes. Comme elle ne fait pas partie de notre culture, l’électricité est absente de la vie des Ka’apor. L’électricité est donc source de nombreux problèmes pour la communauté. L’électricité est comme l’argent : nous ne savons pas l’utiliser, elle ne fait pas partie de notre culture.
WRM: Quel est l’impact de l’électricité sur la culture du peuple Ka'apor ?
IK: Nous savons que l'électricité est source de problèmes, car nous en avons déjà fait l'expérience. J'ai vécu dans le village Ka'apor de Ximborenda, où l'électricité est présente depuis plus de dix ans. J'y suis né et j'y ai vécu. J'ai quitté ce village il y a plus de deux ans, car cette électricité a causé beaucoup de tort à la communauté: trop de lumière, trop de bruit, trop d'alcoolisme, tout cela nous a causé beaucoup de problèmes. Ce n'est donc pas bon pour la communauté.
WRM: De nombreux peuples autochtones du Brésil sont impactés par la construction de centrales hydroélectriques destinées à produire ce qu’ils appellent de l’« énergie propre ». Le peuple Ka’apor a activement bloqué la construction de la centrale hydroélectrique de Belo Monte, dans l’État du Pará, en raison des impacts de ce projet sur plusieurs territoires. Les impacts de la production d’énergie ont-ils également influencé votre décision de rejeter l’électricité ?
IK: Notre raisonnement est le suivant: nous n’avons pas besoin d’électricité. L’électricité et ses projets engendrent de nombreux problèmes pour les territoires, c’est pourquoi nous ne voulons pas de ce type d’électricité. Les centrales hydroélectriques impactent les territoires, les communautés riveraines, les quilombolas, les peuples autochtones. Nous nous sommes mobilisés pour bloquer l’entreprise et la centrale hydroélectrique de Belo Monte, mais malgré cela, le gouvernement a poursuivi ce projet. C’est une énergie polluante, en fait. Pour nous, une énergie propre est une énergie sans impact.
WRM: Vous avez dit un jour qu’ils n’avaient retenu de la culture blanche que ce qui était important pour renforcer le peuple Ka’apor. Est-ce qu’un type d’énergie est passé au travers de ce tamis ?
IK: Nous utilisons un peu d'énergie solaire, grâce à un panneau solaire que nous possédons. Nous l'utilisons pour charger un peu nos batteries, utiliser un peu l’Internet, recharger nos téléphones portables. Mais nous ne les utilisons pas beaucoup, nous ne les allumons que quelques heures par jour. Nous utilisons les téléphones portables et l’Internet pour communiquer, pour nous informer, pour transmettre des informations sur le territoire. Nous devons faire le tri entre ce qui est bon et mauvais dans la culture des Blancs. Ce qui est bon, c’est ce qui est passé au travers de notre tamis. En ce sens, nous utilisons nos téléphones portables, mais avec beaucoup de prudence, car là où j’ai vécu auparavant, l'énergie et les téléphones portables avaient tout envahi. Il n'y avait plus de cohabitation, plus rien. C'est pourquoi je suis parti dans un autre village, où il n’y a pas d’électricité.
Conversations menées par le secrétariat de l'équipe WRM au Brésil et par Hendro Sangkoyo en Indonésie.
Agroécologie : reconquérir notre souveraineté énergétique et alimentaire
Dans le cadre de l’élan mondial vers la décarbonation de l’économie, l'énergie est devenue la nouvelle frontière de la transformation. Mais le discours sur la « transition énergétique » est technocratique et réducteur, centré sur les réseaux, les marchés et les kilowattheures, plutôt qu’ancré dans la justice, les peuples et leur cadre de vie. À l'Alliance pour la souveraineté alimentaire en Afrique (AFSA), nous pensons que l'énergie, tout comme l’alimentation, est une question de souveraineté. Il ne s'agit pas simplement d’un problème d’infrastructure de l'offre et de la demande. C'est une question de pouvoir. Le pouvoir au sens propre – qui le génère, qui le contrôle, qui en bénéficie – mais aussi le pouvoir au sens politique : qui décide, qui est inclus, et sur quels savoirs et besoins le système est construit.
Depuis longtemps, nous défendons l'agroécologie comme voie à suivre pour reconquérir la souveraineté alimentaire sur le continent. Mais de plus en plus, nous constatons que la souveraineté alimentaire ne peut être atteinte indépendamment de la souveraineté énergétique. L'énergie n'est pas seulement un simple service d’appui à l'agriculture, c'est une composante vitale. Sans accès à une énergie abordable, fiable et contrôlée par les communautés, les agriculteurs ne peuvent pas irriguer leurs cultures, conserver les aliments, moudre le grain ou sécher les produits. Les femmes parcourent de longues distances pour aller chercher du bois de chauffage, au lieu de participer à la vie communautaire. Les jeunes quittent les zones rurales, faute de perspectives. L'agroécologie ne peut pas prospérer dans l'obscurité.
L'agroécologie, telle que nous la définissons et la promouvons, n'est pas seulement un ensemble d’outils techniques pour une agriculture durable. C’est un projet politique transformateur, fondé sur les principes d'autonomie, d'équité, de biodiversité, d'intégrité culturelle et d'harmonie écologique. L'agroécologie remet en question le contrôle des systèmes alimentaires par les entreprises et affirme le droit des communautés à définir elles-mêmes leurs systèmes alimentaires et agricoles. C’est un changement de paradigme, qui consiste à passer de l'extraction à la régénération, de l'exploitation à la coopération.
Cette vision doit être étendue aux systèmes énergétiques qui sous-tendent la production alimentaire et les moyens de subsistance des populations rurales. Trop souvent, les modèles dominants d'accès à l'énergie en Afrique reproduisent les dynamiques extractivistes que l'agroécologie cherche à démanteler. Les grands barrages hydroélectriques inondent des terres agricoles et déplacent les populations. Les projets de combustibles fossiles polluent l'eau, dégradent les écosystèmes, détruisent les moyens de subsistance des communautés et enrichissent les élites. Les soi-disant projets d’« énergie verte », comme les centrales solaires ou les mines de lithium destinées à la production de batteries, appartenant à des intérêts étrangers, déplacent les populations et concentrent les bénéfices entre les mains des plus puissants.
À quoi ressemblerait une véritable souveraineté énergétique agroécologique ?
Tout d'abord, elle serait centrée sur les populations. Plutôt que de donner la priorité à des projets énergétiques orientés vers l'exportation ou à des méga-infrastructures qui ignorent les communautés rurales, elle s’appuierait sur des solutions décentralisées, à petite échelle et gérées par les communautés. De même que l'agroécologie privilégie les systèmes alimentaires locaux par rapport aux chaînes d'approvisionnement mondiales, la souveraineté énergétique favorise les réseaux locaux aux infrastructures énergétiques transfrontalières.
Ensuite, elle serait démocratique. Les décisions en matière d'énergie ne devraient pas être prises dans les conseils d'administration des entreprises ou dans les capitales des bailleurs de fonds, mais dans les assemblées communautaires, les syndicats agricoles et les coopératives. Les infrastructures énergétiques devraient être détenues et gérées collectivement, afin que les bénéfices aillent à ceux qui en ont le plus besoin.
Enfin, elle serait régénératrice. Au lieu de polluer et d'épuiser la nature, les systèmes énergétiques agroécologiques seraient harmonisés avec elle. Les technologies solaires, éoliennes, de biogaz et de micro-hydroélectricité peuvent être mises en œuvre de manière à restaurer les paysages, réduire les émissions et renforcer la résilience.
Dans toute l'Afrique, cette vision est déjà en train de se concrétiser. En Ouganda, des coopératives agricoles alimentent des minoteries à l'aide de mini-réseaux solaires. Au Kenya, des groupes de femmes utilisent des séchoirs solaires pour conserver les fruits et légumes plus longtemps. En Éthiopie, les communautés expérimentent des systèmes de micro-hydroélectricité pour électrifier les écoles et les centres de santé ruraux. Au Ghana, des initiatives portées par des jeunes transforment les déchets agricoles en biogaz pour la cuisson. Ces initiatives ne sont pas de simples expérimentations technologiques, ce sont des actes politiques de réappropriation. Elles incarnent l'esprit de l’agroécologie : ancrées là où vivent les communautés, dirigées par elles, et orientées vers la justice.
Mais les obstacles restent immenses. Le financement continue de privilégier les grandes infrastructures aux dépens des systèmes communautaires. Les politiques sont conçues pour les sociétés d’investissement, pas pour les innovateurs locaux. Les acteurs de la société civile /travaillant sur l'alimentation et l'énergie agissent souvent de manière isolée et manquent ainsi l’occasion d’agir de manière coordonnée et collaborative.
Pour surmonter ces obstacles, l'AFSA met en place une campagne panafricaine pour la souveraineté énergétique, liée à notre mouvement plus large en faveur de l'agroécologie. Nous appelons les gouvernements à coordonner la planification de leurs systèmes alimentaires et énergétiques. Nous exhortons les bailleurs de fonds à réorienter les financements des projets extractivistes menés par des entreprises vers des modèles communautaires. Nous incitons les décideurs politiques à adopter des cadres réglementaires favorables à la propriété collective et à la gouvernance participative. Nous mobilisons les agriculteurs, les femmes et les jeunes pour partager les savoirs, renforcer la solidarité et multiplier les pratiques transformatrices.
Notre vision n'est pas seulement technique, elle est civilisationnelle. Nous ne recherchons pas simplement de meilleurs outils énergétiques, mais une meilleure manière de vivre. Un mode de vie qui respecte les rythmes de la nature, valorise la sagesse des anciens, renforce la capacité d’agir des communautés et rétablit l'équilibre entre les humains et la Terre.
Dans les cosmologies africaines traditionnelles, l'énergie n’était pas séparée de la vie. Elle circulait à travers le sol, le soleil, le vent et les personnes. Le feu était partagé. L'eau était sacrée. La lumière était commune. L'ère des combustibles fossiles a rompu cet équilibre, détachant l'énergie de l’éthique, pour en faire une marchandise à acheter et à vendre.
La soi-disant « transition verte » répète cette erreur, car elle ne remet pas en question la logique extractiviste sous-jacente. Une centrale solaire qui déplace des agriculteurs n'est pas verte. Une mine de lithium qui empoisonne les rivières n'est pas durable. Une éolienne construite sur des terres volées aux peuples autochtones n'est pas juste. Si nous voulons construire une transition juste, nous devons commencer par la justice.
L'agroécologie nous enseigne que la transformation commence sur le terrain, avec les semences, le sol et les relations que nous tissons. La souveraineté énergétique doit suivre le même chemin. Elle doit être ancrée dans la sagesse des communautés, être co-construite à travers des processus participatifs, et être déployée grâce à la solidarité, pas à la spéculation.
Imaginons un continent où chaque village dispose de l’énergie nécessaire pour éclairer ses foyers, alimenter ses écoles et faire tourner sa minoterie, non pas dans la dépendance, mais dans la dignité. Bâtissons des alliances entre les mouvements pour la souveraineté alimentaire et ceux luttant pour la démocratie énergétique. Brisons ce qui nous divise et adoptons la vision globale que nos ancêtres pratiquaient et que nos enfants méritent.
Ce n'est pas un rêve, c'est déjà en marche. Les graines ont été semées. Le moment est venu de les arroser, de les nourrir par des politiques, des financements et de la solidarité. Du sol à l'énergie solaire, de la ferme à la flamme, de la graine au système, la lutte pour la souveraineté est une et indivisible. Reprenons, ensemble, notre souveraineté.
Par le Dr Million Belay, Alliance pour la souveraineté alimentaire en Afrique (AFSA)
Panama : La communauté de Caisán : pour des « rivières libres » et une énergie communautaire
Au cours des deux dernières décennies, de nombreux villages de l'ouest du Panama se sont vus dépossédés de leurs terres dans le cadre du grand projet PPP. Notre communauté de Caisán, dans la province de Chiriquí, a été la première du pays à être confrontée à ce modèle de spoliation et d'accumulation qui nous a été présenté comme une énergie prétendument « propre » et « renouvelable » dans le cadre du PPP.
Le PPP, aujourd'hui connu sous le nom de Projet Mésoamérique, a été lancé en 2001 par le gouvernement mexicain. Son objectif était d’englober l'ensemble de la région mésoaméricaine, en reliant le Mexique au Panama à travers la construction de réseaux routiers, d'interconnexions électriques et de télécommunications. L’enjeu principal était le développement des ressources énergétiques de la région : pétrole, gaz et électricité. En d’autres termes, il s'agissait de créer des infrastructures pour transporter et regrouper les matières premières, les ressources énergétiques, la main-d'œuvre bon marché et les systèmes de communication, le tout basé sur les intérêts des entreprises et des marchés américains.
Dans ce but, en 2006, le PPP a engagé la construction de l'un de ses projets principaux : le système d'interconnexion électrique des pays d'Amérique centrale (SIEPAC). Afin de produire l'énergie nécessaire à l’alimentation de ce système, il a fallu commencer la construction de barrages hydroélectriques. Ainsi, au Panama, nous avons vu comment une partie des 85 barrages hydroélectriques prévus a commencé à se concrétiser (1). Ce « développement » présenté comme « durable » a eu de nombreux impacts sur nos communautés.
Caisán se trouve dans la province de Chiriquí, près du fleuve Chiriquí Viejo, l'un des principaux bassins fluviaux du Panama et au cœur des projets hydroélectriques du pays. À l'époque, la politique énergétique panaméenne était mise en place dans une logique mercantiliste. La privatisation du système électrique a abouti à ce que l'eau soit considérée comme une marchandise, et non comme un droit social.
Depuis leurs bureaux, les responsables gouvernementaux ont formalisé des contrats permanents pour l’eau afin que les entreprises hydroélectriques, nationales ou transnationales, aient le droit d'accéder à la quasi-totalité de l'eau de nos rivières. Ainsi, les entreprises bénéficiaient du cadre juridique légal nécessaire pour utiliser et détourner jusqu'à 90 % du débit des rivières.
Chacune des entreprises a fait valoir que son projet hydroélectrique particulier n'avait pas d'impact négatif notable. Cependant, ni les gouvernements, ni les institutions financières ou les entreprises n'ont tenu compte des dommages considérables causés par l'activité de toutes ces entreprises envers nos communautés et les écosystèmes du bassin du fleuve Chiriqui Viejo.
Pour légitimer la construction massive de projets hydroélectriques sur le même fleuve et dans la majorité des bassins les plus importants de la province de Chiriqui, le gouvernement a utilisé des termes trompeurs tels que « énergie propre », « micro-barrages » ou « barrages au fil de l'eau ».
Dans ce contexte, les communautés ont résisté, manifesté, souligné et anticipé les problèmes que causeraient la mise en place de projets hydroélectriques. En tant que membres de la communauté de Caisán, nous avons été à l'avant-garde de ce processus de résistance.

Les impacts des barrages hydroélectriques
A Caisán, nous n'avions jamais vu de barrage hydroélectrique. Quand les premières réunions visant à mobiliser la communauté contre les projets ont commencé, même si nous ne pouvions pas imaginer à quoi ressemblait un projet, nous disposions déjà de suffisamment d'informations sur les impacts négatifs qu’ils pourraient engendrer. En 2007, nous avons donc commencé à faire campagne dans les communautés où démarraient les premiers projets.
Les gouvernements ont mis en avant que le mix énergétique panaméen se trouvait dans un moment de transition vers un mix renouvelable, où l'énergie serait propre. Seulement, au sein de la communauté, nous en avons discuté et nous sommes arrivés à la conclusion que nous n’étions pas d’accord pour la qualifier d’« énergie propre ». Dans les faits, les entreprises venues utiliser l'énergie du fleuve pour produire de l'électricité ont pris de l'eau, mais ne l'ont pas rendue. Ces entreprises transforment le territoire, car en endiguant l'eau, elles l'enlèvent et laissent les rivières à sec. Qui plus est, les réservoirs sont statiques, remplis d'algues et de déchets accumulés. Des arbres tombent dans les rivières et sont entraînés vers les réservoirs et il y a de grandes quantités de sédiments. Cela ne donne pas l’impression d’avoir une eau propre.
Ajoutons que, quand les premières centrales hydroélectriques ont été installées dans la région de Caisán, nous avons assisté à la privatisation progressive de leurs alentours. Des zones auparavant libres et où il était possible de se baigner ou de pêcher, des endroits que nous utilisions pour nous rendre sur d’autres territoires ont maintenant une pancarte : « Propriété privée, passage interdit » et sont surveillés par des agents de sécurité privée.
On nous a également dit qu'il y aurait des emplois et que les conditions de vie de la communauté seraient améliorées. Mais ce que nous avons pu observer, c'est que de nombreuses personnes qui venaient travailler tombaient malades et restaient ensuite sans emploi pendant une longue période. En outre, l’arrivée de populations en lien avec la construction de la centrale hydroélectrique a amené une série de comportements sociaux problématiques et Caisán a commencé à vivre, pour la première fois, avec des lieux de prostitution et de nombreux problèmes liés à l'alcool.
Comme nous l'avions prévu, certaines exploitations agricoles se sont retrouvées avec des rivières et des lacs asséchés ; elles se sont retrouvées sans eau parce que les centrales hydroélectriques ont détourné les eaux souterraines qui traversaient ces exploitations.
Nous avions dans la rivière des poissons qui venaient de la mer et qui remontaient la rivière jusqu'aux montagnes. Ces poissons se reproduisent à un endroit et vivent à un autre, et ils utilisent la rivière pour se déplacer. Actuellement, ils ne peuvent plus le faire en raison des nombreux barrages hydroélectriques situés sur le cours de cette rivière.
Enfin, malgré l’installation des centrales, la plupart de la population de Caisán n'a toujours pas accès à l'électricité générée par ces barrages hydroélectriques aujourd'hui.
L'organisation communautaire
Face à cette situation, à Caisán, en 2007, nous avons commencé à entreprendre quelques actions pour freiner ces projets. Tout d'abord, nous avons essayé de demander diplomatiquement à la mairie et au gouvernement de faire de la rivière un site du patrimoine municipal de la région. Ensuite, nous avons mobilisé beaucoup de monde pour des actions de protestation dans les espaces publics, afin de faire pression sur les autorités pour qu'elles répondent à nos demandes. Comme nous n'avons obtenu aucune réponse positive, ni de la part du bureau du gouverneur, ni de la part de celui du maire, nous sommes passés à des actions plus énergiques et nous avons organisé le blocage de routes pour tenter de stopper la construction des centrales hydroélectriques.
Cette lutte s'est poursuivie sur plusieurs années comme en atteste une vidéo emblématique de cette période enregistrée en 2011 par une organisation locale formée par des personnes affectées par ces projets extractivistes et qui luttent contre eux : la Fondation pour le développement intégral du corregimiento (circonscription) de Cerro Punta (Fundiccep). Il s'agit d'un document historique sur la lutte contre les barrages hydroélectriques au Panama où s’expriment les voix des défenseurs et défenseuses des territoires concernés :
"Cinq ans de lutte, cinq ans à signaler les risques et les menaces, cinq ans à demander d’accorder une attention particulière à la préservation des rivières. Il n'y a pas d'autorité, pas de député, pas de dirigeant qui soit à l’écoute, « parce que le bruit et les lumières » des grands intérêts économiques de ces projets valent davantage que la clameur d'un peuple qui demande justice et équité (...). L’eau que nous voyons couler dans les rivières ne sera plus disponible, elle ne nous appartiendra plus. Elle sera la propriété de quelqu’un d’autre, un homme d'affaires qui vit loin et qui ne comprend pas et ne comprendra pas pourquoi la rivière fait partie intégrante de notre vie. »
Enfin il faut également insister sur le fait que les barrages hydroélectriques n'ont généré aucun développement supplémentaire pour les communautés. Nous n’avons pas eu davantage d’accès à l’énergie, le prix de l'électricité n’a pas baissé et les conditions de vie de nos communautés ne se sont pas améliorées.
Malgré tout, aujourd’hui, après de nombreuses années, nous continuons à penser que cette lutte n’a pas été vaine. En effet, nous sommes au moins parvenus à ce que les entreprises rencontrent quelques obstacles pour obtenir les financements nécessaires à leurs projets. Grâce à cette mobilisation, nous avons réussi à empêcher la réalisation d’une grande partie des projets hydroélectriques prévus dans la région de Chiriquí (environ 23 étaient prévus, mais seulement 8 ont été réalisés). Qui plus est, la rivière Caisán est restée libre : ils n'ont pas pu obtenir les permis nécessaires. La résistance a été très importante.
Nous qui avons subi les conséquences de ces projets énergétiques, ne considérons pas les grands barrages comme une alternative aux énergies fossiles. Nous considérons que cette transition énergétique est tout aussi sale et dangereuse que les énergies fossiles. Dans toute communauté actuellement touchée par la transition énergétique – et cette transition implique l'exploitation des ressources naturelles, l'exploitation de la Terre Mère – il est évidemment nécessaire de chercher une alternative qui va à l’encontre ce modèle capitaliste qui a été déséquilibré et qui va jusqu'à exproprier nos modes de vie.
Pour une énergie par et pour les gens
Dans ma communauté, en tant qu’agriculteurs, nous avons beaucoup entendu parler du biogaz. De nombreuses personnes nous avaient parlé de la possibilité de produire du gaz à partir d'excréments de porc. Nous avons donc installé plusieurs biodigesteurs dans la communauté avec le soutien de la Fondation Fundiccep (Fundación para el Desarrollo Integral del Corregimiento de Cerro Punta). Les membres de cette organisation agissent et se battent, en dénonçant les grands projets, mais aussi en proposant des efforts et solutions pour de nouvelles formes d'énergie en offrant des conseils techniques aux communautés.
Les biodigesteurs ont dans un premier temps été pensés comme une solution écologique à la pollution de l'eau causée par l'élevage communautaire et comme une manière de réduire l'utilisation de la bouteille de gaz que nous devons acheter. Dans un second temps, nous avons tenté de l'utiliser pour produire de l'électricité, ce qui, là aussi, a très bien fonctionné.
Tout cela a été réalisé à petite échelle. Toutefois, si, en tant que communauté, nous parvenions à nous mettre d'accord pour avoir vingtaine de porcs et que tout le fumier de ces porcs soit utilisé pour produire de l'électricité, nous pourrions produire suffisamment d'énergie pour les utilisations que la communauté juge nécessaires. Il s’agit d’un projet pouvant être réalisé collectivement.
Le fait d’avoir un biodigesteur et de voir l’ensemble du processus de fonctionnement (dans un grand récipient de plastique, le méthane transforme la matière interne et toute la production d'énergie sous forme de chaleur, etc.) nous permet de mettre en pratique la gestion de l’énergie. En expliquant ce processus à la communauté, nous réfléchissons à la manière dont nous percevons l'énergie.
Si l’on considère que la nature nous offre de multiples alternatives énergétiques, cela ouvre tout un panel de possibilités. Nous entendons constamment à la radio, à la télévision ou à l’école que « le soleil, l'air, le mouvement de la mer produisent de l'énergie ». Mais c’est différent lorsque nous pouvons voir de nos propres yeux que le fumier qui, auparavant, pouvait être un problème, peut aujourd'hui être l'alternative ou la source d'un autre type d'énergie est constructif pour nous. Nous portons donc sur ces pratiques un regard empreint d’admiration. C’est synonyme pour nous d’une grande ingéniosité que la communauté peut s’approprier en y participant.
Pour nous, la production d’énergie était une équation très complexe, difficilement réalisable. Nous pensions qu’elle était réservée aux grandes machines, aux grandes entreprises ou aux grands capitaux. Le fait de savoir qu'à petite échelle, nous pouvions transformer le fumier en gaz ou transformer ce gaz en électricité, par exemple pour faire fonctionner un moteur, a considérablement modifié notre manière de voir les choses.
En tant que communauté, nous nous sommes engagés à produire de l'électricité propre avec ce que nous avons. Dans le monde, bien des communautés ont déjà entrepris des initiatives similaires. D’autres communautés ont eu des discussions ailleurs dans le monde et nous savons qu’il existe des solutions très peu coûteuses. Ce qui est central, c’est la forte participation de la communauté pour trouver des solutions. Avec cela, le reste devient possible.
Pour tout peuple ou territoire dans le monde qui essaie d'agir, que ce soit pour tirer profit des énergies dont il dispose dans son environnement, ou de tout type d'énergie, qu’il a à sa disposition et qu’il voit comme une alternative, il est important de rêver et de rêver très fort. Le capitalisme nous a appris que tout a un prix, que tout est une marchandise mais c’est faux.
Jonathan Gonzalez, militant et agriculteur de Caisán
Références :
(1) Otros Mundos Chiapas, Du PPP au projet Mesoamérica
Pour plus d'informations :
- FUNDICCEP. (2015): Plan de Conservación de la subcuenca del Río Caisán
Gutiérrez, A., González, J. (2023): Conflictos socioambientales por represas y proyectos hidroeléctricos en Chiriquí, Panamá y la Zona Sur de Costa Rica. Anuario del Centro de Investigación y Estudios Políticos. San José, Costa Rica.
- Lambert, C., Scheer, A. (2017): Socio-Environmental Conflicts Caused by Hydroelectric Projects on the Río Chiriquí Viejo. McGill University
- Light, T. (2016): Características químicas y físicas de los ríos por encima y por debajo de cuatro centrales hidroeléctricas en las cuencas hidrográficas de Chiriquí Viejo y Chico, Chiriquí, Panamá”. Colección del Proyecto de Estudio Independiente (ISP). 2393.
- Sawyer, N. (2017): “Factores que determinan la acción civil en oposición al desarrollo hidroeléctrico a lo largo del río Chiriquí Viejo en la provincia de Chiriquí, Panamá”. Colección del Proyecto de Estudio Independiente (ISP). 2559.