Les incendies et les commerces agricoles, moteurs de la déforestation dans l’Amazonie bolivienne

11pour cent de l’Amazonie se trouve sur le territoire bolivien. La région amazonienne de ce pays comprend les départements de Beni et Pando, ainsi que les régions au nord de Santa Cruz, La Paz et Cochabamba.

La déforestation du territoire amazonien bolivien augmente significativement depuis plusieurs années, notamment en raison de l’expansion de l’agro-industrie, des travaux d’infrastructure, de l’économie minière, des incendies forestiers à grande échelle et le développement de politiques gouvernementales facilitant les projets extractivistes.

Le 2 décembre 2018, sous l’initiative de douze populations et organisations en résistance contre l’extractivisme, s’est créée la Coordination Nationale de Défense des Territoires Indigènes Originaires Paysans et des Aires Protégées (CONTIOCAP). Son objectif principal est d’articuler des communautés et populations autochtones et paysannes défendant leurs droits de manière indépendante, dans un contexte toujours plus hostile en raison des politiques extractivistes promues dans le pays.

La CONTIOCAP, qui n’existe pourtant que depuis quelques années, s’est positionnée dans l’opinion publique comme un référent de dignité et d’apport au débat public. Elle permet notamment une analyse du contexte, des plaintes concernant les récentes violations des droits humains et des peuples autochtones, ainsi que des propositions alternatives à l’extractivisme.

À la fin de 2023, le WRM s’est entretenu avec Ruth Alipaz, leader indigène originaire de la Nation Uchupiamona, en Amazonie bolivienne, membre de CONTIOCAP, pour réfléchir à la situation sur ce territoire et à la forte résistance que les Peuples Autochtones livrent.

Faire des affaires en brûlant

On estime qu’en 2023, les incendies forestiers ont brûlé 3 millions d’hectares de forêts en Bolivie. Les incendies ont été aggravés par la sécheresse que traverse le pays, avec une réduction de pluies de 17 pour cent en 2023 en comparaison avec les années passées. Cette situation n’est pas un hasard. Derrière les incendies, se trouvent les entreprises de l’industrie agricole. Il s’agit d’une attaque directe aux territoires et aux zones protégées, qui se superposent en grande partie aux territoires indigènes.

Pour agrandir la frontière agricole, les entrepreneurs de l’agro-industrie brûlent certaines zones pour ensuite pouvoir les cultiver. Cette pratique concerne de nombreuses terres et dépasse la frontière agricole puisque le gouvernement ne dispose d’aucun mécanisme sérieux de contrôle sur ces grandes corporations agro-industrielles. Souvent, celles-ci réalisent même d’importants bénéfices sur les terres communautaires puisque les habitants se voient contraints de louer leurs terres car ils n’ont pas les ressources suffisantes pour exploiter les terrains pour leur propre bénéfice ou pour celui de leur communauté (1).

Ruth Alipaz nous explique comment les entreprises ont compris que brûler les forêts leur faisait perdre de la valeur. Elle affirme qu’ « incendier la forêt est une manière de déforester à bas coût et de manière cruelle la forêt primaire. Cela permet le changement d’usage des sols pour ensuite y établir des plantations de monoculture par exemple ».

Ruth explique que « chaque année les boliviens et boliviennes, pas seulement les indigènes, respirent la fumée et les cendres de notre futur, car ils nous dépouillent de nos moyens de vie et de notre dignité. Nous considérons que c’est le territoire qui nous donne notre dignité. C’est là où nous nous connaissons et nous reconnaissons pour ce que nous sommes. A travers nos rêves, nous portons l’ambition de réaliser un projet pour l’autonomie en utilisant notre culture et nos savoirs ancestraux ».

Ajouté aux incendies, la déforestation dans l’Amazonie bolivienne a augmenté à pas de géants.

Déforestation et affaires agricoles

En 2022, le taux de déforestation de l’Amazonie bolivienne a été le deuxième plus élevé de la région amazonienne, derrière le Brésil et le troisième à l’échelle globale concernant les hectares déforestés. On considère que cette année il y a eu 270 000 hectares débroussaillés. Selon la Fondation Tierra, une organisation bolivienne, durant le quinquennat 2016-2021, la déforestation a augmenté de 73 pour cent par rapport à la période de 2010-2015. S’il n’y a pas de chiffres officiels pour 2023, les spécialistes affirment que la déforestation continue d’avancer (2).

Cette augmentation notable dans les taux de déforestation est en grande partie le résultat de l’expansion du commerce agro-industriel destiné à la production de soja et de bétail pour l’exportation. Selon la fondation Tierra, « l’expansion du modèle du soja est le moteur du changement, la force qui l’impulse est la consolidation des droits de propriété de la terre pour les grandes et moyennes propriétés entrepreneuriales. Les forêts ont été éliminées pour habiliter davantage de terres pour les plantations de soja, de manière à ce que le secteur du soja grandisse à un rythme plus important que les autres secteurs commerciaux (mais, sorgho, blé, canne à sucre, riz). L’accord de titres de propriétés sur de très vastes étendues de forêts, telles que des terres de propriété privée et la vague massive d’autorisations de débroussaillages ont posé les bases pour habiliter facilement de grands champs de cultures. L’avancée de l’agriculture industrielle nourrit le bétail pour l’exportation ». La Bolivie compte environ un million et demi d’hectares de soja et occupe une place importante parmi les principaux producteurs mondiaux de soja.


Par exemple, le département de Beni, situé au cœur de l’Amazonie et où vivent 18 des 36 peuples autochtones en Bolivie, n’est pas exempt de ces pressions, bien au contraire. Les gouvernements en place depuis 2016 ont impulsé l’actualisation du plan d’Usage des Sols (PLUS) et, en 2019, ils ont modifié et actualisé le PLUS Beni. Selon une étude académique, ce plan s’est réalisé « dans l’objectif d’agrandir la frontière agricole et de sortir le département de la pauvreté » (3). Toutefois, de nombreuses organisations de peuples autochtones ont critiqué durablement le processus car ils n’avaient pas été consultés. Ils dénoncent notamment le fait que seuls les secteurs entrepreneuriaux furent pris en compte, et en particulier les entreprises de bétail, dont les intérêts économiques dans le projet d’agrandir la frontière agricole et d’élevage sont considérables (4).

Le nouveau Plan PLUS Beni n’est finalement qu’un outil qui habilite la destruction de l’Amazonie sans considérer les formes de vie des nombreux peuples indigènes qui traditionnellement ont vécu et donc conservés ces territoires.

Huile de palme pour « biocombustibles »

La promotion de plantations pour la production des bien mal nommés « biocombustibles » constitue un autre élément sous-jacent des incendies, selon les plaintes d’activistes et d’organisations locales. Récemment, en prétendant générer de l’emploi et réduire la dépendance aux combustibles fossiles, le gouvernement bolivien a lancé une série de mesures qui favorisent la plantation et l’expansion de trois nouvelles cultures : l’huile de palme, la palme de corail végétal et le ricin. Trois nouvelles cultures, jusqu’à présent peu répandues en Bolivie, s’ajouteront donc aux zones de plantations de soja et de cannes à sucre déjà existantes.

Les plantations d’huile de palme étaient jusqu’à présent peu communes en Bolivie. A travers le « Programme de mise en place des espèces oléifères », le gouvernement a établi plus de 18 pépinières, avec une capacité de production de 48 000 jeunes plants. Le programme se situe dans la région amazonienne puisque les palmes ont besoin de beaucoup d’humidité pour pousser. L’objectif du programme est de parvenir en cinq ans à créer une zone de 60 000 hectares (5).

Selon les déclarations dans les médias nationaux de Javier Mamani Quipse, coordinateur, « le programme ne sera pas synonyme de déforestation, mais réhabilitera les sols dégradés ». Néanmoins, l’expérience avec cette culture dans des pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine, prouve non seulement que les plantations industrielles de palme sont une cause de déforestation et de pollution des sols et des sources d’eau, mais également qu’elles ont de très nombreux impacts sur les populations qui vivent sur et autour des territoires de ces monocultures.

Les milliers d’hectares de forêts primaires incendiées et déclarées comme terres dégradées deviendront-elles occupées par des monocultures de palme ?

L’expansion de l’huile de palme est directement liée à la violation des droits des peuples indigènes et des communautés paysannes. Elle affecte leurs modes de vie et leurs cultures. De nombreux conflits de terres ont été répertoriés. Les femmes, notamment les ouvrières et les fillettes souffrent des injustices et des inégalités face à l’expansion de cette industrie et font face à des formes continues d’oppression (6).

Méga-barrages et infrastructure

Simultanément à l’extractivisme, il faut également mentionner les travaux d’infrastructures nécessaires pour transformer et déplacer les marchandises produites mais aussi pour faciliter la construction de méga-barrages pour produire de l’énergie.

Par exemple, dans le bassin du fleuve Beni, qui traverse le Parc National Madidi, – une des zones à la biodiversité la plus importante de la planète – et la Réserve Pilón Lajas, le gouvernement tente depuis des années d’impulser les méga-barrages de Chepete et Bala. On estime que 75 pour cent de la production d’énergie du barrage du Bala serait exportée au Brésil. Ces deux projets inonderaient des milliers de kilomètres carrés et engendreraient une déforestation supérieure à 100 000 hectares. Sur les terres qui s’avèreraient submergées vivent six peuples indigènes : les Mosetenes, les Chimanes, les Esse-ejias, les Lecos, les Tacanas et les Uchupiamonas, peuple auquel Ruth appartient (7).

Jusqu’à présent, la construction des barrages est bloquée, mais le harcèlement et la pression se poursuivent. Pour mener à bien la construction des barrages, il faut créer des routes, ce qui ouvrirait le territoire aux entreprises de bois et de mines entre autres activités destructrices. Ruth explique : « Toute cette avalanche d’activités extractivistes, les normes qui les rendent possibles, en plus des grandes infrastructures d’énergie et de transport, les complexes industriels à la viabilité technique et économique douteuse (comme le sucre San Buenaventura), les avancées des colons, les spéculateurs de terres dans leur ensemble font partie d’une véritable croisade de colonisation et de spoliation vers le nord amazonien, où les grands perdants sont les communautés et peuples indigènes ».

La vision indigène sur la déforestation et ses luttes de résistance

Toutefois, au fil de la conversation Ruth a insisté sur la manière dont les peuples authochtones en Bolivie ont historiquement joué un rôle central dans la défense des territoires et comment ils poursuivent encore aujourd’hui leur lutte.

La Nouvelle Constitution Politique de l’État (CPE) de 2009 regroupe l’Amazonie tant du Chaco que des Vallées et de l’Altiplano. Elle reconnaît les peuples indigènes, les territoires indigènes, la justice indigène originaire et paysanne, l’autonomie et l’autodétermination des peuples indigènes sur leurs territoires en raison d’un droit préexistant et basé sur le Convenio 169 et la Déclaration des Nations Unies sur les Droits des Peuples Indigènes, lois 3 760 et 3 897 en Bolivie.

Cependant, Ruth explique comment, concernant la Carta magna ou la loi de la Terre Mère, d’autres lois et décrets ont été émis systématiquement pour aller à l’encontre de la Constitution. Ces normes d’importance moindre sont celles qui, dans l’analyse de Ruth, s’imposent dans la politique de gouvernement, « en légalisant ce qui est illégal et inconstitutionnel pour une politique économique extractiviste, capitaliste, où les grands capitaux et entrepreneurs nationaux et transnationaux sont ceux qui reçoivent des normes sur demande et à la mesure de leurs intérêts ».

Par exemple, durant la période 2013-2019, un ensemble de directives connues sous le nom de « normes incendiaires » ont été adoptées. Directement ou indirectement, elles augmentent la quantité d’hectares autorisés pour déforester et brûler, en assouplissant les mécanismes légaux en vigueur. De la même manière, la Loi des mines et de la métallurgie 535 de la même période, permet l’ouverture de mines au sein de Zones Protégées sans respect des normes de type Étude de l’Impact Environnemental (EIA), et au sein des Territoires Indigènes, en les exemptant de réaliser la Consultation Libre Préalable et Informée (CLPI) aux peuples indigènes, avec l’argument que les entreprises minières ont des droits prioritaires sur cette loi.

Les politiques gouvernementales des dernières années, affirme Ruth, sont en faveur des grands pouvoirs économiques : « ces politiques violent l’intégrité de la Terre Mère, en lui ôtant sa vertu et sa capacité à donner, générer et régénérer la vie. Elle lui coupe les veines, que sont les fleuves, pour l’industrie minière de l’or et l’utilisation de mercure et des grands projets hydroélectriques. Elles dénudent sa peau avec l’impitoyable déforestation notamment avec le feu pour les commerces agricoles et l’élevage. Elles empoisonnent ses organes de production d’oxygène, comme les sols et les forêts, avec des engrais chimiques pour planter du soja ou de la palme africaine. Elles dynamitent et perforent son système veineux, que sont les versants d’eau souterraines et superficielles, pour chercher du pétrole. Elles mutilent les nombreuses montagnes et les rives de ses fleuves, créées pour apprécier la beauté et la vie dans l’abondance. Cette abondance de vie qui aujourd’hui dépérit car les entreprises minières qui se cachent sous le nom de « coopératives minières communautaires » ou activités de « petite entreprise minière » pour ne pas payer d’impôts ou de très faibles taxes de 2,5%, sont liées aux entreprises transnationales chinoises, brésiliennes, colombiennes et aux grandes entreprises nationales ».

De la même manière, Ruth précise que ces politiques soumettent les peuples autochtones à l’extrême pauvreté puisque « ne pas avoir d’eau est synonyme de pauvreté extrême. Rien n’est possible sans eau ». Ruth explique donc que « le processus d’extinction de l’Amazonie sera dû aux exodes, car ceux qui habitent l’Amazonie de manière ancestrale, ceux qui l’ont protégée et défendue, devront aller chercher ailleurs quelque chose qu’ils ont déjà chez eux. Nous traverserons un processus de transformation pour devenir les destructeurs de nos propres territoires, car nous serons peut-être contraints de nous transformer en mineurs ou agriculteurs d’huile de palme pour tenter de survivre. Ainsi, une fois dépossédés de toute notre dignité, de nos identités, de nos principes et valeurs, de notre spiritualité et vénération à la Terre Mère sacrée, à nos fleuves, à nos montagnes, les forêts et territoires se retrouveront sans leurs protecteurs que nous sommes en tant que peuples indigènes ».

Mais heureusement, dans ce panorama cruel du futur de l’Amazonie et de ses peuples, Ruth partage sa vision d’espoir avec les peuples indigènes en lutte constante.
Ainsi, les nouvelles générations commencent à se positionner quant au futur qu’ils souhaitent. Pour Ruth, plus il y aura de jeunes exigeant de ne pas être dépossédés et revendiquant que ces terres leur reviennent pour leur futur, plus l’espoir grandira ».

LUTTER POUR LE TERRITOIRE C’EST LUTTER POUR LA VIE !

VIVRE DANS L’AUTODÉTERMINATION EST UN DROIT INTOUCHABLE DE NOS PEUPLES INDIGÈNES

Article rédigé à partir d’un entretien réalisé avec Ruth Alipaz Cuqui, Leader de la Nation Uchupiamona, Amazonie bolivienne et membre de la Coordination Nationale de Défense des Territoires Indigènes Originaires Paysans et des Zones Protégées (CONTIOCAP) et aux sources d’information suivantes :


(1) Izquierda Diario, Incendios forestales: los intereses agroindustriales ante la mirada tibia del gobierno, November 2023
(2) Fundación Tierra, Deforestación 2016-2021. El pragmatismo irresponsable de la “Agenda Patriótica 2025,” June 2022
(3) Rojas Calizaya, J; Anzaldo García, A., El nuevo PLUS del Beni excluye a los actores y sus diversas visiones de desarrollo y atenta contra la Amazonía boliviana, Cipca, 2020
(4) Cejis, Análisis socioambiental del Plan de Uso de Suelo (PLUS) 2019 del departamento del Beni, 2020
(5) RTP Bolivia, Video: Engineer Javier Mamani Quispe, General Coordinator to foment production, January 2023
(6) Voir la section « Huile de palme » sur le site Web du WRM.
(7) Bulletin WRM, « Sans eau, il n’y a pas de vie » : les rivières de l’Amazonie bolivienne, septembre 2022.

Les contradictions de la conservation : le territoire du peuple Ka’apor dans l’Amazonie brésilienne

La partie orientale de l’Amazonie au Brésil présente les plus hauts taux de déforestation et de dégradation de la forêt dans le pays. Or, ce vaste territoire compte encore également d’importantes zones de protection. Comme en témoignent de nombreuses études scientifiques dans diverses régions du globe, ces zones correspondent également à des territoires de populations autochtones et/ou de communautés locales (1). Une de ces zones n’est autre que le territoires indigène Alto Turiacçu où vit le peuple autochtone Ka’apor, une zone qui s’étend sur 530 524 hectares dans le nord-est de Maranhão, et qui se divise en six communes. Y vit une population d’environ 2 600 personnes, qui se divisent en 20 communautés et qui représentent le territoire autochtone le plus important de l’Amazonie Orientale et, la portion de forêt protégée la plus vaste de cette région.

Concernant la protection du territoire : qui enseigne à qui ?

La protection de la forêt généralement nommée « conservation » par les secteurs académiques et sociaux, se base, entre autres, sur des valeurs et des relations profondes avec les territoires : des valeurs culturelles, d’usage, spirituelles et politiques.  Leurs connaissances et pratiques traditionnelles leur ont permis d’utiliser et de préserver leur territoire. Il s’agit de savoirs et de concepts qui ne sont pas statiques mais qui, au contraire, évoluent en parallèle de leurs cultures, s’adaptent et répondent aux nécessités qui surgissent. C’est ainsi que le peuple Ka’apor a par exemple créé des stratégies de surveillance et d’auto-vigilance.

Les Ka’apor sont constamment menacés. Au fil des ans, l’invasion de leur territoire a augmenté, notamment dans certain incidents fonctionnaires publics ayant pris part dans l’agression, la location ou encore l’usage de faux documents pour l’appropriation indue du territoire autochtone. Face à cela, en 2012, une partie significative de leaders et leadeuses des communautés se sont uni.e.s et ont commencé à réaliser des actions d’auto-vigilance. Ils ont établi de petites communautés aux entrées des chemins utilisés par les vendeurs de bois – les bien nommées « zones de protection » ou  ka'a usak ha  dans leur langue. Cette expérience a neutralisé l’agression et l’invasion de leur territoire.

En novembre 2013, les Ka’apor ont créé la première zone de protection dans la commune de Centro Novo de Maranhão, où ils ont décidé, un mois plus tard, de reprendre un système d’organisation nommé  Tuxa Ta Pame  ou « Conseil de Gestion Ka’apor », une « forme d’organisation ancestrale et collective du peuple, qui fait référence aux anciens Tuxa ou guerriers. Ces derniers sont connus pour avoir lutté, donné leur vie, été des maîtres de savoir et de culture, des stratèges dans la défense du peuple et de la culture », ont expliqué des membres du Conseil dans un entretien avec le WRM. Dans ce système, il n’y a ni mandataires, ni chefs, ni caciques ou pouvoir, les décisions ne sont pas prises par un leader mais par le collectif. « Tous les éléments de la communauté sont importants et sont protagonistes dans la défense [du territoire]. Dans une action d’autodéfense, « le groupe s’engage, personne ne dit qu’il commande, mais tous ceux qui se sont sentis menacés vont à l’affrontement ».

Ils ont également mis en place le Jupihu Katu Ha, un accord de cohabitation Ka’apor, créé dans le but de contribuer à l’unité et d’exercer une gouvernance collective et responsable. L’organisation se base sur des décisions consensuelles, horizontales et participatives.

Il est nécessaire de souligner l’importance de ces décisions en termes d’autonomie et de souveraineté. Les formes de gouvernements et d’organisation propres et inclusives, et éloignées des modèles des démocraties représentatives, donnent une place de choix aux voix et participations des différents secteurs du peuple indigène. On peut citer à titre d’exemple la garde d’autodéfense Ka’apor, constituée de familles, de femmes, d’anciens, d’enfants et même d’animaux domestiques. Tous ont une responsabilité et une tâche à accomplir, ce qui dans de nombreuses autres sociétés, relève du défi ou de l’impossible. En d’autres termes, le territoire est pensé, vécu, apprécié, approprié et défendu par toutes et tous.

Avec le temps et l’augmentation des agressions et menaces, les actions de défense territoriale se sont étendues. De nouvelles formes de protection telles que l’auto-surveillance ont été mises en place, des plaques d’identification ont été installées et les populations ont réalisé une cartographie participative des écosystèmes bioculturels Ka’apor. Ils ont même adopté et établi un système d’agroflorestas sintrópicas, un fonctionnement agricole et productif créé quelques décennies auparavant qui imite la forêt dans son organisation, notamment dans le but de réduire les apports externes, leur accumulation et la disposition de l’énergie par d’autres groupes. Tout cela s’est fait de manière simultanée avec différentes actions solidaires en matière d’éducation et de santé.

Mais l’augmentation croissante des actions d’auto-surveillance va de pair avec une hausse des agressions et assassinats commis par divers acteurs (des trafiquants de bois, des propriétaires terriens, des chasseurs, des commerçants ou encore des politiques locaux). Dans les dix dernières années, plus de 50 personnes ont été agressées, deux communautés ont été envahies et on compte près de 15 assassinats.

Malgré tout, les Ka’apor parvient à maintenir la forêt tropicale en bon état. Récemment, des acteurs extérieurs et inconnus de ce territoire sont arrivés supposément pour enseigner à ce peuple ce qu’il fait en réalité depuis des siècles : protéger son territoire mais sous la modalité d’un projet REDD. Mais qui devrait apprendre de la relation avec la forêt et la préserver ? Ces acteurs sont-ils venus dans la seule intention de la protéger ?

L’arrivée de la proposition REDD et les impacts anticipés

Début 2023, les entreprises étasuniennes Wildlife Works et l’ONG Forest Trends ont proposé de mettre en place un projet REDD (Réduction d’Emissions causées par la Déforestation et la Dégradation) pour générer et vendre des crédits de carbone. Ils sont arrivés par l’intermédiaire de peuples autochtones d’une autre région .

Sur le territoire, il existe une autre organisation, l’association Ka’apor Ta Hury du fleuve Río Gurupi, qui fonctionne avec un cacique, un chef, avec qui l’entreprise et l’ONG ont établi une communication plus étroite. Cette association, qui ne représente pas la totalité du peuple Ka’apor, explique être en accord avec le projet, qui, selon eux, pourrait améliorer leur qualité de vie et apporter des ressources pour complémenter les activités de protection. Il existe donc un accord de principe signé. Ce document est cependant dénoncé par le Tuxa Ta Pame qui considère que ni l’entreprise ni l’ONG ne prirent en compte leurs voix au cours du procédé qui mena à la signature.

Or, dans de nombreux autres territoires du monde où se trouvent les forêts les mieux protégées, ces territoires sont l’objet de dispute pour des projets de crédits de carbone et des peuples autochtones et des communautés locales souffrent des impacts, des disputes et des divisions internes que ces crédits génèrent.

Les Ka’apor qui s'opposent au projet REDD le font parce que le projet REDD mercantilise leur mode de vie et augmente les conflits internes. Ils en ont fait les frais puisqu’ils ont vécu une expérience similaire avec un projet de commercialisation de bois sec entre 2006 et 2013. Ces populations se sont senties trompées par l’État, par le gouvernement fédéral et même par la Fondation Nationale de l’Indien (FUNAI). Les acteurs avec qui ils réalisèrent le projet de commercialisation n’a laissé que des disputes, de la mort et de la souffrance, ce qu’ils ne souhaitent pas répéter (2). La présence des acteurs externes et leur proposition ont engendré des conflits et approfondi des divisions parmi le peuple Ka’apor.

En raison de la teneur de la situation, une plainte a été déposée devant le Ministère Public Fédéral (MPF), entité qui considère que n’importe quel processus exige de dialoguer avec les deux parties en précisant que le consensus doit être satisfaisant pour les deux (3).

En consultant Beto Borges, représentant de Forest Trends, sur la posture de l’ONG si elle n’obtenait pas de consensus au sein du peuple Ka’apor, il a affirmé que le projet ne devrait pas se poursuivre. Cela rend compte de l’importance du consensus dans une décision de cette importance. Cela dit, la réponse du représentant de Wildlife Works, Lider Sucre, diffère largement. Pour lui le consensus n’est pas assez important et il insiste sur la décision du collectif : « il n’y aura jamais d’unanimité absolue. Dans un processus communautaire il y a toujours différents points de vue. A la fin du processus, nous irons dans le sens de la décision du collectif, qu’il soit pour ou contre » (4). Cela pose immédiatement la question : qu’entend le directeur par décision du collectif si une partie du collectif s’est déjà opposée au projet ?

Comme c’est souvent le cas avec ces organisations, Forest Trends et Wildlife Works ont commencé à diffuser des informations partielles sur le projet REDD, et certaines informations très importantes n’ont pas été diffusées. C’est par exemple le cas des irrégularités, des plaintes et des impacts concernant d’autres projets similaires sur d’autres territoires (5), comme ce fut le cas avec des projets de Wildlife Works au Kenya, dans la RDC et en Cambodge.

En novembre 2023, le journal britannique « The Guardian » (6) a publié un reportage basé sur une recherche de la Commission des Droits Humains du Kenya et l’ONG SOMO (7) qui témoigne d’une plainte contre plusieurs fonctionnairs de l’entreprise Wildlife Works dans le projet Kasigau, au Kenya, accusés  d’abus et de harcèlement sexuel, commis pendant plus d’une décennie. Des hommes liés à l’entreprise faisaient valoir leur position hiérarchique dans l’organisation pour exiger des relations sexuelles en échange de postes et de meilleurs traitements. La recherche réalisée par une firme d’avocats kenyane a trouvé des preuves de « comportements profondément inappropriés et nuisibles » de la part de deux personnes.

Le président de Wildlife Works, Mike Korchinsky, a présenté ses excuses pour la douleur causée et a signalé la suspension de trois personnes en insistant sur le fait qu’il s’agissait d’un problème isolé. Il faut préciser que face à ce type de violations de droits dans le cadre de ce genre de projets (8), l’argument des « cas isolés » est fréquemment employé, quand bien même la réitération des faits au fil du temps fait plutôt penser à un caractère systématique.

Le problème fondamental derrière ces situations très graves est que les projets REDD sont encouragés et promus comme une intervention exclusivement positive pour les communautés et les territoires, sans évoquer l'histoire des impacts négatifs. Autrement dit, les informations essentielles - complètes, véridiques et impartiales - sont cachées aux personnes confrontées à la prise de décision concernant un projet sur leur territoire.

Quelle a été la réponse du Tuxa Ta Pame  des Ka’apor ?

Pour le Tuxa Ta Pame, il faut davantage d’informations pour comprendre de manière intégrale de quoi s’agit le mécanisme REDD, comment il fonctionne, sur quoi il est basé et quelles seraient les implications pour la population et le territoire.

Après avoir commencé son propre processus de recherche, les acteurs externes ont donné une explication simpliste et partielle du projet REDD et sur l’émission de crédits carbone pour financer le projet, dont on affirme qu’il commencerait à donner des bénéfices avec le simple fait de signer les listes d’assistance aux réunions. Mais le peuple Ka’apor cherche d’autres points de vue et souhaite surtout connaître l’expérience d’autres populations et est de cette manière parvenu à ses propres conclusions.

Le conseil Tuxa Ta Pame et les communautés organisées autour de ce conseil analysent le projet REDD comme « un mécanisme capitaliste pour camoufler et maintenir le monde pollué et les territoires menacés dans leur autonomie, car il cherche à transférer la responsabilité du pouvoir public au pouvoir privé, car il divise les opinions, il monétise les biens culturels. Nous défendons toujours le territoire car nous croyons qu’il est la base de notre vie. Nous n’avons jamais besoin de recevoir de l’argent pour vivre et protéger la forêt » (9).

C’est à partir de cette définition qu’ils ont décidé d’intégrer cette thématique dans leurs processus scolaires et formatifs, qui se divisent en trois noyaux de formation qui orientent cinq centres de culture et d’éducation communautaire Ka’apor. La communauté a même élaboré des supports de connaissances bilingues. Fin 2023, cela faisait sept mois qu’ils réalisaient des activités de formation dans l’objectif de créer un protocole communautaire Ka’apor.

De quoi a-t-on besoin pour que la forêt continue d’exister ?

Il faut garantir les conditions pour la permanence du peuple Ka’apor dans son territoire, de manière sûre et adéquate. Cela implique, entre autres, de respecter les formes propres d’organisation politique, de prise de décision et de gestion de leur territoire et manières de vivre. Il faut souligner, de nouveau, que les projets de type REDD, s’établissent toujours dans des zones géographiques très bien conservées, comme c’est le cas de l’Alto Turiaçu. Ces conditions ont été garanties par les Ka’apor, elles sont basées sur ses connaissances, pratiques et relations avec le territoire, sans nécessité de projets externes ou de mécanismes de marché qui conditionnent ou ordonnent ce qui doit être fait, selon ce qu’indiquent ceux qui promeuvent de tels projets et mécanismes.

Article élaboré par le Secrétariat de WRM sur la base d’un entretien réalisé avec les membres du Conseil de Gestion Ka’apor Tuxa Ta Pame.

 

(1) Porter-Bolland L. et al, 2012. Land use, cover change, deforestation, protected areas, community forestry, tenure rights, tropical forests. Forest ecology and management. Vol 268:6-17
(2) Video: Intercept Brasil, Empresa americana alimenta conflito indígena para lucrar com reparação ambiental, 2023.
(3) Article: Intercept Brasil, Empresa americana alimenta conflito indígena para lucrar com reparação ambiental, 2023.
(4) Idem 3
​(5) REDD-Minus: the rethoric and reality of the Mai-N´dombe  REDD+ Programme, 2020; Fortress conservation in Wildlife Alliance’s Southern Cardamom REDD+ Project: Evictions, violence, and burning people’s homes. “We’re proud of our work. The forest, the wildlife, you come to feel they’re yours”. 2021.
(6) The Guardian, Allegations of extensive sexual abuse at Kenyan offsetting project used by Shell and Netflix, November 2023.
(7) SOMO, Offsetting human rights. Sexual abuse and harassment at the Kasigau Corridor REDD+ Project in Kenya, November 2023.
(8) WRM, 15 Years of REDD: A mechanism Rotten at the Core, April 2022. .
(9) Entretien réalisé avec les membres du Conseil de Gestion Ka’apor Tuxa Ta Pame.