Le commerce du carbone, les terres et les arbres

Le chaos climatique exige que les sociétés cessent d'extraire et d'utiliser le pétrole et les autres combustibles fossiles. Ceci aurait bien sûr pour effet d'ébranler les fondations d'une économie mondiale bâtie sur une énergie bon marché générée par la combustion de charbon, de gaz et de pétrole fossiles, tout en menaçant les profits de certaines sociétés les plus riches de la planète.

Pour retarder l'inévitable et décourager les gouvernements d'adopter des lois obligeant les sociétés à réduire leurs émissions conformément à ce qui est nécessaire pour éviter un chaos climatique incontrôlable, les sociétés, de concert avec les gouvernements des États-Unis et d'autres pays, ont mis au point le mécanisme de la compensation carbone.

Le commerce des compensations carbone s'est rapidement développé après la signature de l'Accord de Paris en 2016, et il s’est accompagné de scandales et de nombreuses critiques. Avec un chiffre d'affaires de 2,4 milliards USD en 2023, (1) le marché volontaire du carbone s'est transformé en une opportunité de gain prometteuse pour les sociétés qui y participent. D'une part, les multinationales géantes qui produisent des émissions à partir de combustibles fossiles peuvent poursuivre et même développer leurs activités en prétendant que leurs émissions sont compensées. Elles bénéficient de l'argument selon lequel l'achat de compensations carbone les rend « neutres en carbone », ce qui suggère qu'elles prennent leur part dans la lutte contre le changement climatique. (2)

Toutefois, les pollueurs qui achètent des compensations carbone ne sont pas les seuls à profiter de cette nouvelle opportunité commerciale. De nombreux autres « acteurs », tels que les sociétés du secteur du carbone, les négociants, les auditeurs, les agences de notation, les consultants en certification et les fonds d'investissement, ont découvert qu'il était possible de gagner rapidement de l'argent en générant et en commercialisant des crédits carbone.

Plus ce marché se développe, plus il détourne l’attention des pays industriels – les principaux responsables du chaos climatique – et retarde leur action pour s’attaquer aux causes profondes du problème et adopter des mesures comme celle consistant à laisser les combustibles fossiles dans le sol.

La compensation carbone et les arbres en bref

La logique de la compensation des émissions par des projets qui empêchent la déforestation ou par la plantation d'arbres repose sur le fait que les arbres absorbent le carbone de l'atmosphère et le stockent dans leurs feuilles, leurs troncs et leurs racines. Ainsi, quiconque plante des arbres supplémentaires et prétend qu'ils n'auraient pas été plantés sans les revenus escomptés du marché du carbone peut gagner de l'argent en vendant des crédits carbone à des sociétés qui prétendent ne pas être en mesure de réduire leurs propres émissions. Le carbone supplémentaire prétendument stocké par la plantation d'arbres supplémentaires annule - ou « compense » - le carbone fossile supplémentaire. Sur un bilan comptable, le résultat du calcul est un zéro (net). C'est pourquoi de nombreuses sociétés polluantes ont publié des promesses d'émissions « zéro net » plutôt que des promesses d'émissions « zéro » : l'ajout de l’adjectif « net » leur permet de continuer à polluer tant qu'elles achètent suffisamment de crédits carbone.


Pourquoi les multinationales s'intéressent-elles tant à la compensation carbone ?

Le charbon minéral, le pétrole et le gaz fossiles sont constitués d'une biomasse ancienne générée par des êtres vivants il y a plusieurs millions d'années. Le carbone stocké dans cette biomasse fossile est libéré dans l'atmosphère lorsque ces combustibles fossiles sont brûlés. La quantité de carbone fossile ajoutée à l'atmosphère est telle que le climat change rapidement. La solution consiste à arrêter de rejeter du carbone fossile dans l'atmosphère en « fermant le robinet » des combustibles fossiles. Cependant, de nombreuses sociétés verraient leurs bénéfices diminuer fortement si elles cessaient de brûler des combustibles fossiles. Il est donc très pratique pour elles de prétendre que d'autres initiatives (telles que la plantation d'arbres) peuvent éliminer le carbone de l'atmosphère, faisant ainsi de la place pour leurs rejets de carbone supplémentaires. Les sociétés affirment qu'elles ne nuisent pas au climat même si elles continuent à rejeter du carbone fossile dans l'atmosphère.


Le concept erroné de compensation des émissions par la plantation ou la conservation d'arbres présente de nombreuses contradictions. La plus fondamentale d'entre elles est que sa logique ignore complètement les différences fondamentales entre le « carbone fossile » et le « carbone biotique », également appelés cycles lents et rapides du carbone (pour en savoir plus sur les différences, voir « Le carbone est-il le même, quelle que soit son origine ?). En outre, la certification des projets de compensation carbone – en particulier les projets de déforestation évitée et de plantation d'arbres – est également contradictoire et intrinsèquement incapable d'atteindre l'objectif visé.

En conséquence, les projets fondés sur les plantations d'arbres ont généré des millions de crédits « fantômes », c'est-à-dire des crédits qui ne sont accompagnés d’aucun stockage de carbone supplémentaire dans les arbres. Au-delà de la multitude de crédits fantômes, d'autres impacts récurrents de ces projets résultent de l'accaparement des terres et d'autres formes de violence à l'encontre des communautés, qui se produisent lorsque de tels projets sont mis en œuvre (cliquez ici pour consulter une base de données factuelles). Enfin, l'idée de la compensation carbone rend invisibles tous les autres impacts de l'extraction du carbone fossile.

Création et échanges de crédits carbone

Les crédits carbone sont les unités négociables qui constituent les marchés du carbone. En théorie, un crédit carbone représente la réduction ou l'élimination d'une tonne de dioxyde de carbone de l'atmosphère. En d'autres termes, un crédit carbone fonctionne comme un bon permettant à son détenteur d'émettre une tonne de dioxyde de carbone, d'où le terme « compensation ».  Ainsi, lorsqu'une société prétend être « zéro net » ou « neutre en carbone », c'est généralement parce qu'elle a acheté un nombre de crédits carbone correspondant aux émissions de carbone qu'elle continue à produire.

Plutôt qu'un produit physique ou une marchandise, un crédit carbone ressemble à des instruments  négociés sur les marchés financiers, tels que les actions, les obligations et d'autres titres. Cela explique pourquoi les crédits carbone sont achetés non seulement par les sociétés et les particuliers qui souhaitent compenser leurs émissions, mais aussi par les négociants et les spéculateurs. Le prix actuel d'une compensation carbone peut aller d’un peu moins d'1 USD à plusieurs dizaines de dollars USD. Dans tous les cas, une fois que les émissions à compenser se produisent, le « permis de polluer » accordé par le crédit carbone prend fin, et le crédit carbone est enlevé du marché – ou « retiré », pour utiliser le jargon du marché du carbone.

Les crédits carbone sont générés par des projets qui prétendent éliminer le dioxyde de carbone de l'atmosphère ou empêcher de nouvelles émissions de carbone. Pour qu'un tel projet soit considéré comme un projet de compensation et participe aux marchés du carbone, il doit être certifié comme tel. En règle générale, il existe trois mécanismes différents dans le cadre desquels ces projets peuvent être développés pour générer et vendre des crédits carbone :

    • Les mécanismes établis par des traités internationaux (tels que le Mécanisme de développement propre des Nations unies – MDP – et l'Accord de Paris) ;
    • Les mécanismes développés par les gouvernements régionaux, nationaux ou internationaux ;
    • Les mécanismes privés proposés par des entités telles que Verra qui créent et gèrent des standards indépendants (et très peu réglementés) pour la certification des projets de crédits carbone. Au cours des cinq dernières années, ce mécanisme a représenté la majeure partie du volume de crédits carbone émis. (3)

Une fois générés, les crédits carbone sont échangés sur deux types de marchés  :

    • Les marchés dits « volontaires » sur lesquels les sociétés achètent des crédits dans le but de respecter des engagements d'atténuation qu'elles ont elles-mêmes pris, d'éviter la réglementation, d'obtenir des financements pour l'expansion de leur production à forte intensité de combustibles fossiles et de leur permettre d'annoncer que leurs produits et services sont « neutres en carbone ». Les crédits carbone échangés sur les marchés volontaires sont principalement issus de standards carbone privés.
    • Les marchés réglementés créés par des politiques publiques internationales, nationales ou régionales  qui  exigent  des sociétés qu'elles réduisent ou compensent leurs émissions. Le système d'échange de quotas d'émission de l'Union européenne (SEQE-UE) en est un exemple. Il existe également une forte pression en faveur de l'inclusion de la compensation carbone dans l'Accord de Paris de l'ONU. Lorsque les gens parlent de «l’article 6 » de l'Accord de Paris, ils font référence aux négociations controversées sur la possibilité pour les pays d'utiliser des compensations carbone pour atteindre leurs objectifs de réduction des émissions dans le cadre de l'Accord de Paris de l'ONU.

Pourquoi la plupart des crédits carbone sont-ils émis par des projets fondés sur l'utilisation des terres ?

Un large éventail d'activités peut être utilisé pour demander la génération des crédits carbone. Parmi ces activités peuvent notamment figurer les projets d'énergie éolienne et solaire, la  gestion des déchets, la distribution de fourneaux « efficaces »  aux communautés, la capture du carbone industriel et les technologies industrielles améliorées, pour n'en citer que quelques-uns. Toutefois, les projets qui conduisent à la production et à la vente de crédits carbone entrent dans la catégorie « Foresterie et utilisation des terres » dans le jargon du marché du carbone.

Quantité de Crédits carbone émis par secteur

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Jusqu'en décembre 2023. Source : Voluntary Registry Offsets Database.

Dans l'actuelle ruée vers le carbone menée par les sociétés qui veulent être considérées comme neutres en carbone, les projets de conservation des forêts et de plantation d'arbres présentent des caractéristiques qui les rendent très attractifs pour les investisseurs. Comparés à d'autres catégories, ils nécessitent généralement des investissements moins importants par rapport au nombre de crédits qu'ils peuvent générer. En outre, il est plus facile de manipuler le calcul du volume des crédits carbone que ces projets fondés sur l'utilisation des terres peuvent générer. Ce faisant, les développeurs de projets peuvent exagérer les économies de carbone et donc augmenter les volumes de crédits qu'ils peuvent vendre. (Pour plus d'informations sur ce problème de méthodologie,voir l'article Quels sont les principaux types de projets de plantation d'arbres destinés au commerce du carbone ? sur ce bulletin).

Ce n'est pas un hasard si les projets de conservation des forêts qui vendent des crédits carbone ont attiré l'attention de dizaines d'enquêteurs et de chercheurs ces dernières années.Ces projets prétendent réduire les émissions de carbone en évitant la déforestation . Cependant; des études et des articles ont révélé des fraudes et des surévaluations chroniques de la réduction de la déforestation –C’est-à-dire l'objectif déclaré de ces projets sur lequel repose le calcul de leurs crédits carbone. (4) Conséquence directe de ces enquêtes, la demande de crédits « fondés sur la nature » (5) a fortement chuté. La catégorie des projets de déforestation évitée, qui représentait la plus grande part du marché volontaire du carbone en 2022, est devenue la moins importante en 2023, selon le service d'information sur les prix Quantum Commodity Intelligence (QCI). (6)

Étant donné que Verra, le principal organisme de standardisation pour ces projets de compensation portant sur la conservation des forêts, a été contraint de mettre de nombreux projets « en attente », on a également observé une diminution du côté de l'offre, l'émission de crédits provenant de projets de déforestation évitée ayant brusquement diminué de plus de 40 % au cours de la même période. En réaction, les spéculateurs du marché du carbone ont lancé une série d'initiatives dites « d'intégrité ». La promesse de ces initiatives est de fournir des crédits de « haute qualité » – et donc de rétablir la réputation ternie par les nombreux cas de crédits fantômes. Les défauts inhérents du carbone restent cependant les mêmes malgré ces initiatives.

Ces projets de conservation qui prétendent éviter la déforestation ont été sous les feux de l'actualité parce qu'il est apparu clairement que plusieurs d'entre eux étaient basés sur des histoires invraisemblables concernant les menaces de déforestation, surestimant ainsi la réduction des émissions résultant des activités du projet. Dans la mesure où la crise climatique connaît actuellement une accélération rapide, les discussions internationales sur le climat ont commencé à se concentrer davantage sur les projets susceptibles d'éliminer les « excédents » de carbone de l'atmosphère plutôt que de simplement réduire les émissions de dioxyde de carbone dans l'atmosphère. Par conséquent, les « absorptions de carbone » (plutôt que la réduction des émissions de dioxyde de carbone revendiquée par les projets de conservation ou de déforestation évitée) deviennent rapidement le type de crédit carbone privilégié.

Une catégorie de projets bénéficiant de ce nouvel intérêt pour les activités qui éliminent le carbone de l'atmosphère est le « boisement et reboisement » dans lesquels les monocultures d’arbres sont incluses. Le nombre et la taille de ces projets de plantation d'arbres ont considérablement augmenté ces dernières années, attirant de nouveaux types d'investisseurs et révélant de nouvelles stratégies utilisées pour tirer profit du commerce lucratif des compensations carbone.


    (1) Global Market Insights, 2023.
    (2) Compte tenu de la généralisation de cette pratique de greenwashing des sociétés et des scandales qui ont éclaté au grand jour, l'Union européenne interdit les produits portant les mentions « respectueux de l'environnement », « neutre pour le climat », « écologique » et autres mentions non étayées par des preuves, tout en interdisant totalement l'utilisation de systèmes de compensation carbone pour étayer ces allégations. The Guardian, 2024.
    (3) La Banque mondiale, 2022. Etat et Tendances de la Tarification du Carbone 2022, p. 34.
    (4) On peut citer à titre d'exemples les enquêtes du The Guardian, 2023; Follow the Money, 2023; et de Rainforest Foundation UK, 2023, pp. 34 and 38.
    (5) Dans le jargon du marché du carbone, les crédits « fondés sur la nature » sont ceux générés par des projets de déforestation évitée, de boisement, de reboisement, d'agriculture régénérative, de gestion forestière améliorée, etc.
    (6) Quantum Commodity Intelligence, 2024.

Quels sont les principaux types de projets de plantation d'arbres destinés au commerce du carbone ?

Les projets de boisement et de reboisement destinés à la compensation carbone sont très variés dans leur conception. Ils varient en termes de systèmes de culture (espèces plantées et mode de culture) et en ce qui concerne leur « conception sociale » (qui possède la terre, qui y travaille, qui détiendra les droits sur les crédits, etc.).

En ce qui concerne les systèmes de culture, les monocultures de pins représentent actuellement 50 % de l'offre de crédits carbone des projets portant sur des espèces à croissance rapide, suivies par l'eucalyptus et le sapin de Chine, avec environ 20 % chacun. D'après les données du Verified Carbon Standard (VCS) de Verra, la part des crédits carbone générés par les monocultures de pins devrait augmenter considérablement au cours des dix prochaines années, pour atteindre environ 75 % du total, selon QCI.

Peut-être préoccupés par l'image négative des monocultures d'arbres industriels causée par les dommages écologiques, sociaux et économiques et les conflits fonciers qu'elles provoquent, les promoteurs du marché du carbone donnent une vision des choses très différente. Les plantations sont souvent décrites comme des « forêts plantées » dans les descriptions de projets qui offrent des crédits carbone, et les statistiques cachent les projets de plantation de monocultures derrière des catégories de projet dits « multi-essences ».
 


DES PLANTATIONS DIVERSIFIÉES ? ATTENTION AUX STATISTIQUES TROMPEUSES

Il est important de ne pas tirer de conclusions erronées des informations limitées disponibles dans les documents de projet. Les données disponibles auprès de QCI, par exemple, indiquent que plus de 50 % des crédits issus des projets de boisement et de reboisement de Verra proviennent actuellement de projet « multi-essences. Ces informations laissent penser qu’il s’agit de plantations diversifiées ou de projets de restauration avec des espèces indigènes, pas de plantations d’arbres en monoculture. La réalité est tout autre. Par exemple, l'un des projets de Suzano au Brésil, le « ARR Horizonte Carbon Project » (1), consiste en plus de 15 000 hectares de plantations, dont une proportion écrasante de 93 % est un « désert vert »composé d'une seule espèce exotique, l'eucalyptus. Il en va de même pour le « projet Bukaleba » de Green Resources en Ouganda, dans lequel, selon les informations contenues dans la description du projet, 95 % de la superficie plantée est occupée par des monocultures de pins et d'eucalyptus. Néanmoins, comme ces projets comprennent de petites surfaces plantées d'espèces indigènes, l'ensemble du projet (et donc les crédits qu'il génère) entre dans la catégorie des projets « multi-essences ».



En ce qui concerne la « conception sociale », les projets varient en termes de personnes et d'organisations impliquées, de propriété des terres, de droits sur les crédits carbone générés et sur les arbres eux-mêmes. Dans de nombreux projets, les promoteurs effectuent la plantation par le biais d'une main-d'œuvre salariée sur leurs propres terres privées ou sur des concessions foncières. Dans d'autres cas, ils cherchent à conclure des contrats avec des petits exploitants, des communautés autochtones ou traditionnelles. Dans ce dernier cas, les communautés sont généralement responsables de la plantation des arbres, tandis que les droits de vente des crédits carbone restent entièrement ou en grande partie entre les mains des sociétés qui gèrent le projet carbone. Bien que ces accords varient également beaucoup dans leurs conditions et leurs règles, ils comprennent souvent des clauses illégales ou abusives, et sont parfois même fictifs, comme nous le montrons ci-dessous.

Ainsi, la catégorie des projets de boisement et de reboisement destinés à la compensation carbone couvre un large éventail de systèmes de culture et de conceptions sociales. Parmi ceux-ci figurent des grandes plantations industrielles mises en œuvre par des multinationales, des plantations en monoculture mises en œuvre par des sociétés forestières dans le cadre d'accords avec des petits exploitants agricoles, des plantations agroforestières à petite échelle mises en œuvre par des petits exploitants dans le cadre de contrats avec des start-ups spécialisées dans le carbone ou des sociétés forestières bien connues, des projets de restauration de la végétation indigène, etc.

En raison du manque d'informations dans les ensembles de données mis à disposition par les standards carbone, il n'est pas possible d'estimer et de comparer avec précision la superficie des terres occupées par différents types de projets, tels que les monocultures par rapport aux plantations diversifiées/de restauration, les plantations commerciales par rapport aux plantations non commerciales, les plantations privées par rapport aux projets d'agriculture contractuelle, etc. Toutefois, l'analyse d'un échantillon centré sur des projets dont les estimations de l'absorption de carbone sont élevées permet d'identifier des modèles de projets présentant des caractéristiques clés communes : (2)

Monocultures d'arbres à grande échelle destinées à la compensation carbone, sur des terres privées ;

Plantations d'arbres sur des terres communautaires :
- Projets avec des petits exploitants agricoles dans lesquels les sociétés cherchent à signer des contrats avec les communautés locales et les petits agriculteurs pour établir des monocultures commerciales ou des plantations diversifiées sur les terres de ces derniers ;
- Baux à long terme sur des terres communautaires

Les sections suivantes illustrent les trois types de projets décrits ci-dessus, montrant que toute analyse cohérente trouvera des problèmes à la fois structurels et circonstanciels qui contrastent avec les descriptions romantiques que les sociétés et les certificateurs publient à propos de leurs projets. Les informations et les données ont été obtenues principalement à partir des documents disponibles auprès des standards carbone privés, en particulier VCS de Verra et Cercarbono.

Monocultures d'arbres à grande échelle destinées à la compensation carbone sur des terres privées

Les plantations industrielles d’arbres de pins et d'eucalyptus font partie des projets de compensation carbone les plus courants et les plus importants dans la catégorie du boisement et du reboisement . En Amérique du Sud notamment, ces projets sont généralement mis en œuvre sur des terres privées ou en association avec de grands propriétaires terriens.

  • PROJETS SUZANO AU BRÉSIL

Le projet le plus important au monde en termes de réduction annuelle estimée en offre un exemple.  Promu par Suzano, l'une des plus grandes sociétés de pâte à papier au monde, le projet consiste à planter 38 708 hectares d'une seule espèce - d'eucalyptus – dans l'État du Mato Grosso do Sul, au Brésil. Selon la description du projet, les crédits carbone résulteront du changement d'affectation des terres dans d'anciennes zones de pâturage, les plantations étant développées selon de « bonnes pratiques forestières » certifiées par des « programmes durables ». Suzano possède également un autre projet similaire et déjà enregistré de 14 427 hectares de monocultures d'eucalyptus dans le même État, pour lequel la première émission de crédits a eu lieu en juillet 2023. Ce projet permet à la société d'affirmer qu'elle compense ses émissions et de générer un revenu supplémentaire en vendant des crédits à des entités telles que la Standard Chartered Bank, basée au Royaume-Uni.
 
Les plantations industrielles d'arbres comme celles des projets de Suzano présentent tellement de problèmes et peuvent être contestées à tant de niveaux qu'elles permettent de dénoncer le fantasme de la compensation des émissions de carbone. Dans un premier temps, il serait possible de remettre en cause les exagérations dans les surestimations des quantités de carbone éliminées. Comme d'autres crédits fantômes issus de projets fondés sur l'utilisation des terres dénoncés en 2023, (3) le taux d'absorption revendiqué par Suzano dans ce projet de boisement (184,7 tonnes de CO2 par hectare et par an) est près de 5 fois supérieur à ce qui est indiqué dans la littérature scientifique. (4) Mais ce qui est encore plus grave, c'est que les auditeurs n'ont pas remis en question l'additionnalité du projet (voir l'encadré ci-dessous), qui est une condition fondamentale de tout projet de compensation carbone.
 


ADDITIONNALITÉ DES PROJETS DE COMPENSATION CARBONE

L'additionnalité signifie qu'un projet n'aurait pas vu le jour en l'absence des revenus attendus de la vente des crédits carbone. En théorie, toute plantation qui vend des crédits carbone n'existe que grâce à l'opportunité offerte par les marchés du carbone. En d'autres termes, la plantation n'aurait pas été créée pour d'autres raisons, telles que la production de bois ou de pâte à papier, même si une fois que cela aura lieu avec l’entreprise, elle pourra également tirer profit de la production de ces produits.
Le concept d'additionnalité est toujours basé sur un scénario de référence, qui donne un repère sur ce qui se serait probablement passé dans la zone si le projet n'avait pas eu lieu.



Étant donné que Suzano a fortement développé ses plantations pour alimenter sa nouvelle usine en construction dans la municipalité de Ribas do Rio Pardo – qui est aussi l'emplacement du projet –, la version de la société selon laquelle elle ne créerait pas la plantation d'eucalyptus en l’absence de l'argent qu'elle peut obtenir de la vente des crédits carbone est ridicule. Le fait que Suzano exploite 1,4 million d'hectares de plantations d'eucalyptus au Brésil pour approvisionner ses 11 usines de pâte à papier (5) montre clairement que le projet aurait de toute façon été mis en œuvre pour alimenter la production rentable de pâte à papier de la société, dont le bénéfice net en 2023 s'élevait à environ 2,8 milliards de dollars. (6) Ce n'est pas une coïncidence si d'autres sociétés étendent leurs plantations d'eucalyptus et construisent des usines de pâte à papier dans la région du projet de Suzano.

L’impossibilité de prouver l'additionnalité n'est pas exclusive à Suzano. Elle est partagée par toutes les compensations carbone, et donc par toutes les plantations d'arbres en monoculture à grande échelle présentées comme des projets carbone.

  • URUGUAY

En Uruguay, 12 des 14 projets de boisement actuels qui vendent ou se préparent à vendre des crédits carbone sur les marchés volontaires du carbone appartiennent à des sociétés qui produisent depuis longtemps du bois, de la pâte à papier ou de la biomasse pour la production d'énergie – ce qui est explicitement décrit dans les documents des projets comme leur objectif principal. Pour leurs propriétaires, la vente de crédits carbone est la « cerise sur le gâteau », un profit supplémentaire. De plus, sans exception, ces 12 projets utilisent l'argument quelque peu simpliste qu'ils seront mis en œuvre sur des prairies dégradées, au mépris de la diversité végétale extrêmement élevée des prairies indigènes d'Amérique du Sud (7) et sans tenir compte de la réduction drastique de la biodiversité causée par les monocultures, en particulier par la dissémination involontaire de plusieurs espèces de pins. Cela n'a pas empêché plusieurs de ces projets en Uruguay d'obtenir la norme CCB (climat, communauté et biodiversité), qui récompense les projets carbone qui, entre autres, sont censés préserver la biodiversité.

C'est le cas du projet de la société Guanaré SA, dont les 21 200 hectares de monocultures de pins et d'eucalyptus produisent du bois et de la cellulose destinés à l'exportation vers l'Asie, tandis que les crédits carbone sont vendus à des transnationales telles que Mitsui et Aldi. (8) Avec une période de crédit de 60 ans depuis son lancement en 2006, ce projet de boisement est celui qui a délivré le plus de crédits carbone au monde, bien qu'il soit « fondamentalement non additionnel », c'est-à-dire qu'il « aurait probablement existé en l'absence des marchés volontaires du carbone ». (9)

  • COLOMBIE

Parmi les autres exemples, on peut citer le projet Bosques de la Primavera S.A. en Colombie, une coentreprise entre des sociétés forestières enregistrées dans le cadre du système de certification Biocarbon. Il s'agit du projet de boisement et de reboisement Biocarbon le plus productif en termes de nombre de crédits générés, avec près de 20 000 hectares de plantations industrielles d'espèces exotiques (pin, eucalyptus, acacia et teck) dans la région des Llanos. Toujours en Colombie, les cinq plus grands projets de boisement et de reboisement du certificateur Cercarbono présentent une situation très similaire. Deux d'entre eux ont été développés par South Pole, la société qui a été critiquée pour avoir continué à vendre des crédits carbone issus du projet REDD de Kariba au Zimbabwe, alors qu'elle s'était rendu compte que les prétendues économies de carbone étaient exagérées. Ensemble, les cinq projets représentent plus de 30 000 hectares de plantations industrielles d'arbres, en particulier de pins et d'eucalyptus.

L'intérêt supérieur du profit s'exprime très clairement dans les critères adoptés par les développeurs du projet Bosques de La Primavera SA, qui précisent explicitement que les propriétaires des plantations compareront constamment le revenu net provenant de la vente du bois avec le revenu net provenant du maintien des arbres sur pied  et de la séquestration du carbone. « Ils choisiront l’alternative qui rapportera le revenu net le plus élevé ». (10)
 


En outre, la méthodologie même utilisée par la plupart des initiatives de plantation industrielle d’arbres destinées à la compensation carbone présente un certain nombre de critères extrêmement subjectifs qui peuvent être utilisés de la manière la plus avantageuse possible par les promoteurs et les développeurs de projets.
 


DES MÉTHODOLOGIES AVANTAGEUSES DANS UN RÉGIME INTRINSÈQUEMENT VICIÉ

La méthodologie « AR-ACM0003 » représente plus de 50 % du total des projets de boisement et de reboisement destinés à la compensation carbone répertoriés dans huit standards de certification analysés. Il s'agit d'une méthodologie pour des projets à grande échelle avec des critères extrêmement subjectifs.
Par exemple, l’un des documents qui composent la méthodologie est un guide permettant d’identifier le scénario de référence et de démontrer l’additionnalité du projet – deux éléments qui déterminent si le projet sera ou ne sera pas accepté pour compenser les émissions, ainsi que le montant des crédits que la plantation va générer. L’application de cette section de la méthodologie nécessite que le développeur du projet parvienne à cinq résultats concrets :

« - Liste de scénarios alternatifs crédibles d’utilisation des terres qui se seraient produits sur le terrain […]
- Liste de scénarios alternatifs plausibles d’utilisation des terres […]
- Liste des obstacles pouvant empêcher un ou plusieurs scénarios d'utilisation des terres […]
- Liste des scénarios d’utilisation des terres qui ne se heurtent à aucun obstacle […]
- Identification du scénario d’utilisation des terres le plus économiquement et/ou financièrement attractif […] »

 L’éventail de facteurs qualitatifs utilisés pour parvenir à chacun de ces résultats est si large qu’il offre une énorme flexibilité au développeur de projet pour élaborer les arguments qui soutiennent le mieux son analyse, quelle qu’elle soit le. Cependant,le manque de variables quantitatives et d'objectivité dans les méthodologies des projets de plantation (et de conservation) n’est pas le problème majeur. Le problème insoluble se pose ici : l’affirmation selon laquelle le projet permettra de séquestrer un certain nombre d’émissions repose sur des prédictions, des hypothèses – et ne représente donc pas la réalité elle-même – concernant ce qui se serait produit ou non dans la région du projet dans une période prévue de plusieurs décennies, parfois 100 ans. Inévitablement, ces scénarios à long terme dépendent de plusieurs variables économiques, sociales, politiques et environnementales imprévisibles. Pour couronner le tout, comme indiqué plus haut, l'application de la méthodologie dans son ensemble est validée par un système de certification intrinsèquement vicié qui compromet fortement la crédibilité des informations fournies par les promoteurs et les certificateurs de projets. (11)
 



Les monocultures d’arbres à grande échelle existent depuis longtemps. Cependant, les exemples mentionnés ci-dessus – et bien d'autres parmi la liste de l'Annexe (disponible ici) – montrent qu'avec la création des mécanismes de compensation carbone, les sociétés forestières et de pâtes et papiers peuvent désormais tirer profit d'un nouveau produit sans trop d'efforts, si ce n'est de remplir des formalités administratives dans le cadre des programmes de certification carbone.
 


Bien avant l’erreur de la compensation carbone

La compensation carbone ne constitue pas seulement un problème en soi. Dans le cas des plantations, elle a exacerbé les problèmes existants. Directement ou indirectement, les monocultures d'arbres à grande échelle sont depuis longtemps à l'origine de l'expulsion des communautés locales, de l'accaparement des terres et de l'eau, de la déforestation, de la perte de biodiversité et, souvent, d'incendies violents qui non seulement rejettent du carbone dans l'atmosphère, mais qui provoquent également la destruction des moyens de subsistance et des décès. Ces impacts sont souvent cachés derrière les mensonges des sociétés. On pourra trouver plus d’informations ici : Que pourrait-il y avoir de mal à planter des arbres ?, et 12 réponses à 12 mensonges à propos des plantations industrielles d'arbres. La société Suzano, mentionnée ci-dessus, est également liée à un lourd bilan de dévastation et de violations (voir Ce que vous devez savoir sur Suzano en anglais).


Les Projets avec les petits exploitants agricoles

Un nombre considérable de projets de boisement et de reboisement sont mis en œuvre dans le cadre des projets avec les petits exploitants agricoles. Ces projets partagent deux caractéristiques. Premièrement, les plantations sont établies sur des terres qui n'appartiennent pas au promoteur du projet et pour lesquelles celui-ci n’a pas de bail. Deuxièmement, la main-d'œuvre nécessaire à la plantation et à la gestion de la plantation d'arbres est fournie par les communautés ou les petits exploitants eux-mêmes.  Ces plantations peuvent être soit des monocultures commerciales, soit des plantations multi-essences qui visent à différents objectifs en plus de générer des crédits carbone.

  • INDE

Un exemple est donné par le projet mené par la structure parisienne Livelihoods Fund, à travers laquelle des sociétés comme Danone, Michelin, Hermès, SAP, Mars, Chanel et des banques de « développement » comme l'allemande KfW (à travers sa filiale DEG Invest) investissent dans des plantations en Inde. Selon la description du projet, qui peut être consultée dans le registre VCS de Verra, l'initiative consiste à demander à plus de 9 700 agriculteurs de 333 villages de la vallée d'Araku plantent des arbres fruitiers sur plus de 6 000 hectares de terres  communautaires tribales (sic) – dont le projet classe 60 % en tant que « terres stériles ». Le projet indique que les communautés ont signé des accords juridiquement contraignants d'une durée de 20 ans acceptant que les droits sur les crédits carbone que le projet émettra soient attribués exclusivement au Livelihoods Fund. De leur côté, les communautés ne restent en possession des fruits et des « autres résultats valorisés » générés par le projet qu'une fois que les plants distribués ont poussé.

Un rapport récent montre que les agriculteurs concernés n’ont pas connaissance des crédits carbone, et encore moins du fait que des sociétés situées à l'autre bout du monde bénéficient d’allégations de neutralité carbone en vendant un nouveau produit généré par leur travail sur leurs terres. En outre, le rapport montre que l’allégation d’« additionnalité » du projet est discutable : un organisme gouvernemental – et plusieurs autres organismes privés, selon les villageois – ont fourni gratuitement des plants et une formation aux agriculteurs tribaux (sic) bien avant l'arrivée du projet.

Un exemple similaire, également en Inde, est offert par les neuf projets en cours de Core CarbonX Solutions, une petite société étroitement liée au secteur financier. Parmi ces projets figure le troisième plus grand projet de boisement/reboisement au monde sur la base de l'estimation de l'absorption de carbone. Dans les descriptions des projets, la société affirme avoir conclu des accords “individuels” avec des dizaines de milliers d'agriculteurs de “subsistance sélectionnés" dans plus de 8 000 villages. Il affirme également que des ateliers, des consultations et des formations ont été organisés au niveau des villages et qu'il a distribué des plants pour des petites zones d’agroforesterie. Au total, les projets seraient censés couvrir une superficie de plus de 400 000 hectares (!) de terres prétendument dégradées ou en jachère qui s’étendent dans six États indiens. Selon les projets, 60 % des revenus de la vente des crédits carbone iraient aux agriculteurs.

Parmi les nombreuses incohérences dans la description des projets  de Core CarbonX  ressort particulièrement : le texte décrivant les réunions censées être organisées pour la consultation des parties prenantes locales est exactement le même pour tous les projets. C’est pour le moins curieux, étant donné que la moitié des projets concernent plus de 1 000 villages chacun, et un projet en répertorie à lui seul 4 000 . Quoi qu'il en soit, il est difficile de croire que les chiffres exagérés de la superficie et des villages concernés, ainsi que de l'absorption du carbone du projet présentés par la société et obtenus au registre VCS de Verra, ne sont pas simplement un cas parmi d’autres d'exagération sans fondement concret, tout comme cela a été prouvé pour plusieurs autres projets carbone fondés sur l'utilisation des terres qui avaient déjà été « approuvés » par le processus de certification. Il est également difficile de croire que les conditions seront alors réunies pour que les milliers d'agriculteurs « de subsistance » (tels que mentionnés dans la description du projet) impliqués dans ces projets soient en mesure d’évaluer correctement la répartition des revenus des crédits carbone promis par la société.

  • OUGANDA

Dans le centre de l’Ouganda, New Forests Company déclare que son projet carbone n'est pas focalisé sur ses propres plantations commerciales, mais qu’il associe en réalité un « programme de boisement destiné aux petits producteurs ». La société a l'intention de « partager sa passion pour l'arboriculture et de soutenir les moyens de subsistance en milieu rural » à travers ce programme en étroite coopération avec le WWF. Dans la pratique, la New Forests Company a fait don de plantes aux communautés vivant à proximité des plantations de l’entreprise pour qu'elles créent des plantations d'intérêt pour l’entreprise -pins et eucalyptus - mais sur les terres des agriculteurs, avec leur propre main-d'œuvre.

New Forests Company prétend être la « 1ère option pour acheter des arbres matures » auprès des agriculteurs. Cependant, l'expérience de tels programmes d’agriculture contractuelle dans d’autres régions montre que les entreprises sont celles qui bénéficieront le plus de la vente du bois dans le cadre de ces accords. En ce qui concerne les crédits carbone, la société affirme avoir signé un accord avec chaque association de producteurs sous-traitants, en vertu duquel les agriculteurs recevront 60 % des revenus provenant des crédits carbone. Une fois de plus, des questions se posent : le projet devrait-il pouvoir vendre des crédits carbone ? Comment les agriculteurs sauront-ils qu’ils obtiennent réellement leur juste part étant donné que les prix de vente sont rarement divulgués ? Quels coûts seront déduits et entraîneront ainsi une réduction des 60 % promis aux associations ? Enfin, et c'est peut-être le point le plus important, quels autres impacts négligés subsisteront pour les communautés une fois que les terres utilisées pour des activités de « subsistance » seront soudainement occupées par des plantations en monoculture ?

Les chiffres impressionnants avancés par de nombreux projets d’agriculture contractuelle en termes de nombre d'agriculteurs et de taux de carbone séquestré soulèvent des questions quant à leur vérifiabilité et quant à leur existence réelle dans les termes décrits dans les documents du projet. Ils soulèvent également des questions plus fondamentales quant à savoir dans quelle mesure ces projets pourraient constituer de nouvelles formes de colonialisme et d’appropriation du travail et des terres dans le Sud global.

La gravité de l’impact que la plantation d’arbres destinée à des projets carbone peut avoir sur la souveraineté alimentaire des familles paysannes signant de tels contrats carbone a récemment été mise en évidence dans le cadre d’un projet de compensation carbone dans l’ouest de l’Ouganda. Les agriculteurs que l’ONG Ecotrust avait initialement persuadés de planter des arbres pour un projet de compensation carbone ont commencé à abattre les arbres, car ils ne pouvaient plus produire de la nourriture pour nourrir leurs familles une fois que les arbres avaient envahi la terre . Une enquête récente montre que la participation au projet ne s’est pas traduite par les bénéfices promis, mais plutôt par la faim et la pauvreté. Un leader communautaire qui a lui-même rejoint le projet et a joué le rôle de porte-parole des autres participants, estime que sur la centaine d'agriculteurs avec lesquels il est en contact, seuls six ou sept sont satisfaits du projet car « ils avaient des terres inutilisées pour les plantations et ont été mieux payés. Le reste d’entre nous est beaucoup plus pauvre qu’avant. Presque tout le monde a commencé à abattre les arbres ou envisage de le faire ». (12) Ironiquement, le projet s'appelle « Trees for Global Benefits » et est censé compenser les émissions d'une société européenne de restauration rapide.

De telles répercussions ne peuvent pas être considérées comme des conséquences accidentelles ou inattendues. En 2017, des chercheurs s'étaient déjà inquiétés du risque que le projet Ecotrust en Ouganda enferme les petits agriculteurs « pendant une longue période dans un type d’utilisation des terres qui réduit leur capacité d’adaptation pour faire face aux crises temporaires ainsi qu’aux changements à long terme, ce qui, dans le pire des cas, pourrait avoir des conséquences négatives à long terme sur leurs conditions de vie ». (13)  L’étude a également soulevé des inquiétudes quant au manque de transparence, à la mauvaise information préalable au consentement et à la confusion généralisée quant à l’objet fondamental du projet de compensation carbone. Les premières indications corroborent le fait que les échecs de ces projets de plantation d’arbres destinées à la compensation carbone ne sont pas conjoncturels mais structurels et prévisibles.  

Baux fonciers à long terme

Souvent, les initiatives de plantation d’arbres destinées à la compensation carbone sont également mises en place par le biais de baux fonciers ou d'accords de concession signés par les sociétés avec les gouvernements nationaux. Dans ces cas, même si les lois du pays ou les accords (ou l'entité qui certifie le projet carbone) établissent que le projet de la société ne peut être mis en œuvre qu'avec l'approbation et/ou le consentement libre, informé et préalable des communautés vivant sur ce territoire, dans la pratique, cela n’arrive pratiquement jamais. La société aura plutôt recours à plusieurs tactiques pour convaincre les dirigeants coutumiers des communautés de la zone de concession d'accepter leur projet et de réclamer le soutien de la communauté, comme c'est également le cas dans d'autres types de projets. (14)

  • GREEN RESOURCES EN OUGANDA ET EN TANZANIE

En Afrique de l’Est, la société Green Resources a mis en œuvre des projets carbone en Ouganda et en Tanzanie. Le dernier en date est une plantation de pins et d'eucalyptus de 10 814 hectares destinée à la  fabrication de produits ligneux (le cœur de métier de la société), d'une durée de 99 ans. Dans la description du projet, la société reconnaît que les terres étaient couvertes par le droit coutumier et occupées par des villages « mais sont restées inutilisées ». Elle affirme en outre avoir suivi les étapes requises pour acquérir le terrain dans le cadre d'un contrat de bail de 99 ans avec le gouvernement tanzanien. La société affirme que le projet apportera un développement socio-économique aux communautés locales. Cependant, les informations recueillies lors d'une enquête menée par l'Oakland Institute ont montré que les activités de Green Resources ont été « entachées par des perturbations sociales, des impacts négatifs sur les moyens de subsistance et des problèmes environnementaux » tels que la perte de biodiversité et la contamination de l'eau par des produits phytosanitaires. (15)

D’autres sociétés forestières ont des projets similaires et en cours plus récents de plantation d’arbres destinés à la compensation carbone sur le continent africain.

  • MIRO FORESTRY AU GHANA ET EN SIERRA LEONE

En Afrique de l’Ouest, la société britannique Miro Forestry étend la superficie de ses plantations commerciales au rythme de 3 000 hectares par an. Cette expansion a nécessité d'importantes sommes d'argent public provenant de banques européennes (le FinFund finlandais, le CDC britannique et le FMO néerlandais) qui ont transité par le Fonds Arbaro, dont les plantations ont déjà été dénoncées en raison des abus et à des préjudices causés aux communautés rurales d'Afrique et d'Amérique du Sud. (16)

Profitant de l'opportunité du marché du carbone, Miro Forestry a lancé deux projets au Ghana et en Sierra Leone, qui « ajoutent » les” crédits carbone” de nouveaux produits à l'expansion de son activité dans le secteur du bois d'œuvre. Ensemble, les projets couvriront une superficie d'environ 26 000 hectares occupée principalement par des monocultures d'eucalyptus (60 %) et de Gmelina arborea (30 %). Dans le cas du projet au Sierra Leone, la zone a été utilisée par au moins 80 communautés depuis des générations, tandis qu’aucune information à ce sujet ne figure dans la description du projet Ghana. Les deux projets auront une durée de 30 ans.

Miro Forestry affirme avoir conclu des accords formels à long terme avec les propriétaires fonciers traditionnels et les conseils des chefferies, en vertu desquels toutes les terres utilisées dans les projets sont louées à la société. Cependant, étant donné que les moyens de subsistance de ces communautés sont à la fois coutumiers et intrinsèquement liés à une utilisation diversifiée des terres pour répondre à leurs besoins nutritionnels et autres – et aussi en raison de ce qui est illustré par de nombreux autres cas tels que ceux mentionnés ci-dessus – il est difficile de croire qu'il y a eu une décision libre et informée d'une partie suffisamment représentative des communautés.

  • REWILDING MAFORKI EN SIERRA LEONE

Le projet de la société Rewilding Maforki, d’une durée de 50 ans, est également situé en Sierra Leone. Il s'agit de 25 000 hectares de plantations sur des terres communautaires prétendument louées à des dizaines de chefferies. Carbon Done Right, la société associée de Rewilding, a déclaré avoir « obtenu un accès à 57 000 hectares » en Sierra Leone, mais en réalité aucun bail n'a été enregistré auprès des autorités locales. (17) Une enquête récente de l'HEKS/EPER et du SiLNoRF, (18) qui a interrogé les habitants de 25 villages concernés par le projet, souligne également le non-respect de la législation foncière sierra léonaise en matière d'information et d'obtention du consentement des communautés au moment de la location de leurs terres. De plus, alors que dans le projet de la société les terres sont décrites comme improductives, les villageois mettent l'accent sur leur utilisation des terres pour produire de la nourriture pour leur propre consommation.
 


LES FEMMES, EXCLUES DES DÉCISIONS

L'enquête sur le projet de Rewilding Maforki en Sierra Leone révèle également une caractéristique qui ne se limite pas aux projets de compensation carbone. Lorsque des sociétés extérieures tentent d’imposer leur volonté, les femmes sont souvent exclues des discussions et des décisions concernant les terres. L'enquête souligne que la plupart des femmes n'ont jamais été interrogées et n'ont pas donné leur consentement au projet de Rewilding Maforki. Cela montre comment les développeurs de projets bénéficient, voire tirent parti, des structures patriarcales dominantes qui excluent les femmes des décisions concernant les terres, même lorsque les femmes dépendent de ces terres pour produire leur nourriture.



Rewilding Maforki semble différente des autres sociétés mentionnées dans cette section, en ce sens qu'elle a été créée pour se concentrer sur le marché du carbone, et non sur le bois. Cependant, la description de son projet montre que la plupart des plantations ont également pour but de commercialiser le bois, tout comme celle de Miro. En outre, ce n'est pas un hasard si 49 % de la société qui détient le contrôle de l’actionnariat de Rewilding (Aristeus LTD) sont en train d'être transférés à d'autres sociétés, dont Developers Africa LTD, elle-même détenue par des personnes qui siègent également au conseil d'administration de Miro.

Encore une fois, les projets de ce genre soulèvent immédiatement des inquiétudes. Premièrement, certains signes montrent clairement qu'il ne s'agit pas de projets « additionnels ». Deuxièmement, des projets d'une telle ampleur en termes de nombre de communautés concernées – et qui prétendent souvent s’accompagner d’un « CLIP [consentement libre, informé et préalable] robuste » et d'une « approche participative, inclusive et collaborative » – se limitent généralement à jeter des slogans qui ne sont rien d'autre que des mots à la mode, comme ce qui apparaît dans la description du projet de Rewilding Maforki.
 


LES PROJETS « INDÉPENDANTS » POSENT ÉGALEMENT PROBLÈME

Les projets visant les marchés carbone et enregistrés auprès de mécanismes de certification privée tels que Verra ne constituent pas le seul problème. Certaines des plus grandes sociétés du monde investissent dans des plantations d’arbres industrielles indépendantes pour compenser leurs émissions. Par exemple, en République du Congo, les communautés n’ont nulle part où faire pousser leur nourriture parce que le géant pétrolier TotalEnergies est en train de s'emparer des terres pour y installer 40 000 hectares de monoculture d’arbres, afin que les dégâts (et les profits) liés à ses activités d’extraction pétrolière et gazière puissent perdurer sous prétexte que la société compense en plantant des arbres.


   

(1) Verra, 2024. Verified Carbon Standard, project ID 3350, project description documents.
(2) Cette typologie ne cherche pas à rendre compte de la diversité des projets, mais à identifier certains schémas qui regroupent un nombre important de projets. Il existe certainement des projets qui ne correspondent pas à cette typologie, par exemple des projets de restauration non commerciale, mais comme ils sont moins importants en nombre et en échelle, ils n'ont pas été considérés comme prioritaires dans l'analyse.
(3) Zeit Online, 2023. Phantom Offsets and Carbon Deceit.
(4) Bernal, B., Murray, L.T. & Pearson, T.R.H., 2018. Global carbon dioxide removal rates from forest landscape restoration activities. Carbon Balance Manage 13, 22.
(5)  WRM, 2023. What you need to know about Suzano Papel e Celulose.
(6)  Suzano, 2024. Valeur obtenue à partir de la somme des revenus nets des quatre trimestres de 2023, avec un taux de change BRL-USD de 5-1. Données disponibles ici.
(7) Le biome de la pampa peut compter jusqu'à 57 espèces végétales par mètre carré. Plus que ce qu’on trouve en Amazonie. National Geographic, 2020.
(8) REDD-Monitor, 2022. Le supermarché allemand Aldi achète des compensations carbone provenant de monocultures d'eucalyptus en Uruguay afin d'affirmer que son lait est « neutre en carbone ».
(9) Quantum Commodity Intelligence, 2022. Guanaré forest project is 'fundamentally unadditional'.
(10) Global Carbon Trace, 2024. “Project document”, available here.
(11) Pour plus d'informations, vor l'article du WRM « Certification carbone : les habits neufs de l’empereur »
(12) Cela a été confirmé par plusieurs autres membres de la communauté. Voir le rapport d'Aftonbladet, 2024, ici.
(13) Andersson, E. & Carton, W., 2017. Sälja luft? Om klimatkompensation och miljörättvisa i Uganda. For a good summary of the case, see the article by REDD-Monitor here.
(14) Pour en savoir plus, consultez le livret « 12 tactiques utilisées par les sociétés productrices d’huile de palme pour s’emparer des terres communautaires » lancé par Grain, WRM et une alliance d’organisations communautaires et locales en 2019. https://grain.org/fr/article/6172-livret-12-tactiques-utilisees-par-les-societes-productrices-d-huile-de-palme-pour-s-emparer-des-terres-communautaires
(15) The Oakland Institute, 2014. The Darker Side of Green: Plantation Forestry and Carbon Violence in Uganda. For more information on the case see also the reports “Evicted for Carbon Credits: Norway, Sweden, and Finland Displace Ugandan Farmers for Carbon Trading” (2019) and “Carbon Colonialism: Failure of Green Resources’ Carbon Offset Project in Uganda” (2017), available at the Oakland Institute’s webpage.
(16) WRM, 2022 Le Fonds Arbaro : Une stratégie d'expansion des plantations industrielles d’arbres dans les pays du Sud
(17) Source Material, 2024. ‘Saviour of carbon markets’ faces questions over African land rights.
(18) HEKS/EPER, SiLNoRF, 2024. Un projet de compensation carbone controversé met des communautés de la Sierra Leone en difficulté.