« Charbon de sang » contre « carbone de sang » en Colombie

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cerrejon colombia
El Cerrejon, mine de charbon de La Guajira, Colombie. Photo: Wikimedia.

Cet article fait partie de la publication « 15 ans de REDD:

Un système fondamentalement vicié »

 

Les pays du Sud ont été « encouragés » à mettre en place leurs propres systèmes de tarification du carbone, ce qui s'est souvent traduit par la promulgation de lois et de réglementations qui ont un impact sur les territoires des communautés. Cet article décrit le système de tarification du carbone en Colombie et révèle comment les sociétés minières utilisent la REDD+ pour éviter légalement de payer des taxes tout en revendiquant la « neutralité carbone ». Glencore, une grande société minière multinationale qui est à l'origine de pollutions, de violences et d'expulsions en Colombie, bénéficie d'un allégement de la fiscalité sur le carbone en raison de son investissement dans un programme de compensation de l'accaparement de terres.

Cet article analyse comment des sociétés productrices de « charbon de sang », connues pour leurs pratiques violentes, bénéficient d'un allègement de la taxe carbone en Colombie en échange d'investissements dans un programme de compensation forestière fondé sur l'accaparement des terres à l'autre bout du pays, avec un impact majeur sur les communautés afro-colombiennes et les peuples autochtones de part et d'autre du pays.

Les plus grandes mines de charbon à ciel ouvert du continent américain s'étendent sur les départements de Cesar et de La Guajira, dans le nord-est de la Colombie. L'exploitation de ces mines s'est accompagnée de violences pendant des décennies, depuis leur installation dans les années 1980 par la célèbre société américaine Exxon. On parle à leur propos de « charbon de sang » dans la région en raison des violences historiques et persistantes associées aux sociétés d'extraction. Les groupes et les communautés résistant à ces activités extractives sont confrontés à une extrême violence de la part des forces militaires et paramilitaires, à des menaces de morts, à la criminalisation et aux intimidations. Quatre-vingt-dix-huit pour cent du charbon de ces mines, , est exporté. Historiquement, la majorité du charbon était destinée à l'Europe (voir PAX).

En plus des violences sur les sites d'extraction et de combustion, les politiques d'atténuation du changement climatique créent elles-mêmes des failles dans le système financier et des subventions pour les industries extractives. C'est le cas notamment de la tarification du carbone, qui autorise l'utilisation de compensations carbone au lieu de s'attaquer à la réduction de l'extraction des combustibles fossiles à la source. Les compensations de carbone permettent aux industries extractives de continuer à polluer. Pendant des années, nous avons vu ce système défaillant assimiler les émissions provenant de la surproduction d'énergie fossile à des programmes de conservation des terres. L'extraction d'énergie à partir de combustibles fossiles ne doit pas être confondue et mélangée avec la sphère très complexe et historiquement raciste du conservationnisme. Au cours des cinq dernières années, les systèmes de tarification du carbone ont proliféré dans les pays du Sud.

Basé sur quinze mois de recherches en Colombie, cet article décrit le système de tarification du carbone dans ce pays et démontre comment Glencore, une grande société minière multinationale, bénéficie de réductions d'impôts en achetant des crédits carbone de projets REDD+ tout en revendiquant la « neutralité carbone ». Cet article se concentre sur la filiale de Glencore, Prodeco, qui opère dans le département de Cesar, dans le nord-est du pays. Pourtant, il est important de noter que depuis début 2021, Glencore est désormais le seul propriétaire du site minier de Cerrejón et exploite le vaste complexe minier de la région voisine de La Guajira, qui ont un impact considérable sur les communautés autochtones Wayúu.

Tarification du carbone

Lors du Sommet des leaders sur le climat organisé par le Secrétaire général des Nations Unies en septembre 2014, en raison du faible prix des crédits carbone à ce moment-là, soixante-quatorze pays, vingt-trois États, provinces et villes, et plus de 1 000 entreprises et investisseurs représentant plus de 24 000 milliards de dollars d'actifs se sont réunis pour discuter d'une série de nouvelles initiatives visant à « déterminer le prix du carbone ». Cette initiative a été prise malgré les preuves accablantes de l'incapacité des marchés du carbone à réduire les émissions.

Le nouveau plan de tarification du carbone visait à relier les systèmes d'échange de droits d'émission, les taxes carbone, le programme REDD+ et d'autres programmes de tarification. Dans le même temps, l'objectif était de relier les systèmes de tarification à l'échelle mondiale afin d'accroître la « flexibilité » des marchés financiers pour les industries les plus polluantes et les gouvernements industrialisés les plus puissants du monde.

Les pays du Sud ont été encouragés à mettre en place leurs propres systèmes nationaux de tarification du carbone afin de se préparer à un système mondial de tarification du carbone. Ce dernier a été établi par les plans mis en place en application de l'article 6 de l'Accord de Paris des Nations Unies. En 2015, année de l'adoption de l'Accord de Paris lors de la réunion des Nations Unies sur le climat à Paris (France), la Colombie s'est engagée à réduire de 20 % ses émissions avant 2030. Pour ce faire, des engagements ont été pris pour étendre les zones protégées, réduire la déforestation, protéger les páramos (un type de zones humides), renforcer la conservation des bassins fluviaux et construire un programme de cadres d'atténuation et d'adaptation au changement climatique. Depuis 2015, une série de lois pour la tarification du carbone ont également été introduites en Colombie.

La première était la loi 1753 (2015), dans laquelle l'article 175 a créé un Inventaire des émissions de gaz à effet de serre. Cette loi inclut REDD+ et stipule que le programme sera réglementé par le ministère de l'Environnement et du Développement durable. En 2016, le gouvernement a adopté une loi de réforme fiscale globale comprenant une taxe sur le carbone (loi 1819). La loi appliquait une taxe sur le CO2 à la combustion de l'essence, du kérosène, du carburéacteur, du diesel et du fioul, mais, étonnamment, pas du charbon. Le gaz naturel est également taxé mais uniquement pour son utilisation dans le secteur du raffinage des hydrocarbures et de la pétrochimie et le gaz de pétrole liquéfié (GPL) et uniquement pour sa vente aux utilisateurs industriels. Les émissions de ces combustibles représentent environ 27 % des émissions totales du pays. La taxe a été initialement fixée à 15 000 pesos (5,5 USD) par tonne d'équivalent dioxyde de carbone (tCO2e) et devrait augmenter chaque année jusqu'à atteindre environ 11 USD par tCO2e.

En 2017, le décret 926 comprenait une disposition sur la « neutralité carbone », permettant d'acheter des compensations carbone au lieu de payer la taxe carbone par l'intermédiaire de vérificateurs tiers. Il n'est pas rare que des amendements ou des décrets sur les compensations soient introduits après la mise en place d'une taxe carbone initiale, comme cela s’est passé au Mexique. Plusieurs projets sont éligibles à la vente de crédits de compensation carbone en Colombie. Parmi eux figurent les projets REDD+. Dans le cadre de ce qu'on appelle les « projets REDD+ imbriqués » (quelquefois aussi appelés « projets REDD+ juridictionnel », ce qui veut dire que plusieurs projets sont regroupés dans la même zone géographique) le gouvernement colombien a autorisé l'enregistrement de plus de 75 projets REDD+ à partir de mai 2021 et leur nombre augmente rapidement.

Les projets REDD+ ont été largement accusés de cibler les modes de vie et les territoires des peuples autochtones, faire grimper le prix des terres, aggraver les violences et provoquer des divisions communautaires. Les organisations de peuples autochtones et les communautés forestières ont affirmé que REDD+ est un mécanisme colonial qui permet aux entreprises de prendre le contrôle des forêts en mettant un prix sur la nature. De plus, REDD+ n'a pas permis de freiner les taux de déforestation.

La Colombie a été saluée comme un champion de la tarification du carbone (IETA 2018). En 2017, la Colombie, en tant que membre des pays de l'Alliance du Pacifique (Chili, Mexique, Colombie et Pérou), a signé la Déclaration de Cali pour réaffirmer l'Accord de Paris et renforcer les marchés volontaires de la région. La même année, la Colombie a rejoint la Coalition pour le leadership en matière de tarification du carbone (CPLC) de la Banque mondiale afin d'établir un lien entre les pays développés et les pays en développement sur les marchés de la tarification du carbone. La Colombie a participé au sommet One Planet à Paris avec le Canada, le Chili, le Mexique, le Costa Rica et sept États des États-Unis et du Canada pour lancer le cadre de coopération pour la tarification du carbone en Amérique et créer une plateforme d'échange pour relier les marchés du carbone dans tout le continent.

Si les entreprises respectent les dispositions relatives aux compensations, elles peuvent prétendre à la « neutralité carbone » et éviter l'application d'une taxation à taux plein. Ces compensations carbone doivent avoir été générées après le 1er janvier 2010 et mises en œuvre en Colombie. Le programme colombien de taxe carbone a ainsi encouragé le développement d'un plus grand nombre de projets REDD+.

À l'origine, les recettes de la taxe devaient être versées au Fondo Colombia Sostenible (FCS - Fonds Colombie durable) Il s'agit d'une initiative du gouvernement colombien financée par la Norvège, la Suède et la Suisse qui met en œuvre des programmes de conservation, notamment REDD+, dans 277 municipalités de Colombie. Le fonds est administré par la Banque interaméricaine de développement (BID) sur la base d'une déclaration commune d'intention (DCI) signée par la Colombie, la Norvège, le Royaume-Uni et l'Allemagne lors des négociations climatiques de l'ONU en 2015 à Paris. En 2019, lors des négociations sur le climat à Madrid, en Espagne, le fonds a été renouvelé.

La loi colombienne sur le changement climatique de 2018 intègre le programme national de tarification du carbone. Elle comprend, entre autres, le Programa Nacional de Cupos Transables de Emision de GEI (PNCTE - Programme national de quotas d'émission échangeables de gaz à effet de serre) géré par le gouvernement. La loi permet qu'une unité de carbone soit reconnue et fasse l'objet d'un paiement dans le système de compensation de la taxe carbone, ce qui établit un lien entre le commerce du carbone, la taxe carbone et les systèmes de compensation du carbone.

La Colombie réfléchit en outre à la manière de relier ses programmes nationaux aux marchés internationaux. Pourtant, il est important de se rappeler que chacun des échanges de carbone représente une pollution réelle et une violence réelle pour les communautés locales sur les sites de pollution et d'extraction.

Des communautés afro-colombiennes touchées par l'extraction du charbon et le programme REDD+ en Colombie

Les projets REDD+ Cocomasure et BioREDD+, sont situés sur la côte Pacifique où des communautés afro-colombiennes ont des droits fonciers sur plus de 5 millions des 10 millions d'hectares de forêt tropicale. La filiale colombienne d'extraction de charbon de Glencore, Prodeco, et la compagnie pétrolière Chevron ont été parmi les premiers acheteurs de REDD+ en Colombie.

Le directeur de l'environnement de Glencore/Prodeco a expliqué qu'ils ont été impliqués dans les négociations politiques pour élaborer la législation sur la taxe carbone, mais aussi informés par les ONG de conservation : « La taxe carbone a commencé ici en 2016 et a commencé à être mise en œuvre en 2017... C'est nous qui en avons été à l'origine... nous avons participé à tout ce qui concerne l'émergence de cette législation et les discussions associées Nous avons été consultés sur la création de tous les aspects de cette législation. Mais pour l'industrie minière en Colombie, ce thème était vraiment relativement nouveau. Il nous a fallu un certain temps pour le comprendre, et finalement cela a été possible grâce à des alliés comme Conservation International, parce que nous avons déjà plusieurs projets avec eux » (communication personnelle 2019, c'est nous qui soulignons).

Le projet Cocomasure a débuté en 2011 et est situé dans le corridor Choco-Darien dans la région Urabá Antioqueño. Le projet a généré 40 000 crédits carbone sur l'ensemble des quelque 14 000 hectares où vivent 20 communautés. Les crédits carbone ont été achetés par la filiale colombienne de Glencore, Prodeco, pour compenser les émissions de diesel générées par ses activités. Ce premier projet était emblématique parce qu’il créait un précédent pour la mise en place d'autres projets REDD+ et, par la suite, l'établissement de liens avec le système de taxe carbone colombien.

De l'autre côté du pays, les mines de charbon de Glencore/Prodeco sont situées dans le nord-est des Caraïbes et ont également un impact sur les communautés afro-colombiennes. Les communautés vivant à proximité des mines de charbon de Cesar souffrent de pénuries d'eau, de niveaux dangereux de pollution, d'années de violence et d'expulsions, d'accaparement des terres et de discrimination (Gilbertson 2020). Prodeco a choisi de pré-acheter des crédits REDD+ au lieu de payer la taxe carbone.

Le programme BioREDD+ a été développé par l'agence de développement américaine USAID en 2013 et a reproduit le projet REDD+ de Cocomasure dans huit autres communautés.

Fondo Acción est l'opérateur contractuel du projet BioREDD+ pour l'USAID. Prodeco et Conservation International (CI) travaillent ensemble sur plusieurs projets liés à des paiements pour services environnementaux, et c'est CI qui a encouragé Prodeco à entrer en contact avec l'USAID. Prodeco a signé le contrat avec Fondo Acción pour acheter les crédits. Fondo Acción intervient dans la compensation et le financement de la conservation depuis de nombreuses années. C'est également l'ONG qui a été chargée de la mise en œuvre des échanges dette-nature avec les États-Unis en 2004. Le directeur de Prodeco a expliqué que Fondo Acción jouait le rôle de facilitateur entre Prodeco et les communautés (communication personnelle, 2019). Il a également expliqué que Fondo Acción sait comment communiquer « avec le secteur privé dans sa langue, au sujet des contrats et des questions financières » (communication personnelle 2019). Il a ajouté :

« Ils [Conservation International] ont pris contact avec l'USAID et avec Fondo Acción, qui travaillait sur le projet REDD dans le Pacifique depuis plus de cinq ans, avant même que des taxes carbone ne soient générées en Colombie. Il y a un projet de l'USAID qui est un très, très grand projet, qui s'appelle le projet BioREDD, qui a fondamentalement été l'impulsion qui a permis de structurer le projet REDD dans le Pacifique, en reproduisant le modèle du projet REDD, qui était un pionnier dans le pays (communication personnelle, 2019).

Malgré la confiance du directeur, lorsque Fondo Accion a pris contact avec les communautés pour vendre des crédits REDD+ à Prodeco, les communautés ont dit non. Elles ont résisté et ont dit qu'elles ne voulaient pas avoir affaire avec une société charbonnière. Cependant, selon le représentant de Prodeco, c'est Fondo Acción qui a plaidé en faveur de Prodeco :

« Parce qu'en fait, ils [l'assemblée communautaire ou consejo] ont dit : « Non, c'est une société minière qui va les acheter. C'est une société minière. » Mais Fondo Acción, a dit : « Ce n'est pas n'importe quelle compagnie minière, c'est une compagnie responsable, ta ta ta ta tan tan [bla, bla, bla]. Et nous sommes partis avec cet engagement et nous avons passé l'accord, mais nous devons encore leur expliquer qui est Prodeco et en apprendre plus sur eux [la communauté]. C'est un processus dans lequel nous sommes engagés » (communication personnelle, 2019).

En effet, Prodeco paierait environ un quart à un tiers du montant de la taxe carbone, ce qui représente une économie financière importante pour l'entreprise. En outre, Prodeco bénéficierait non seulement d'avantages fiscaux, mais aussi de bonnes retombées médiatiques en matière de climat en étant classée comme « neutre en carbone ».

Aujourd'hui, les plus de 75 projets REDD+ imbriqués sont essentiellement utilisés comme une subvention/compensation pour les combustibles fossiles par le biais du programme colombien de taxe carbone. Plusieurs de ces programmes sont situés en Amazonie et concernent au moins 17 communautés autochtones.

Alors que l'ONU, les courtiers en carbone, les institutions de développement et de conservation se disputent sur la façon de parvenir à une comptabilité carbone précise, ils passent à côté de l'essentiel. Aucun calculateur de carbone ne peut réparer ce système défectueux. L'établissement de niveaux de référence, l'extension du système et la prise en compte du risque de rejets prématurés de carbone ne permettront jamais de maintenir les combustibles fossiles dans le sol. Il est temps de cesser de mélanger le conservationnisme avec la nécessité d'une réduction drastique des énergies fossiles. Il faut éliminer progressivement les combustibles fossiles et les garder dans le sol, et les violences racistes et socio-économiques constantes sur les sites d'extraction, de combustion et de transport doivent prendre fin maintenant.

Aucun système de tarification du « carbone de sang » n'est capable de maintenir le « charbon de sang », ou tout autre combustible fossile, dans le sol.

 

Tamra L Gilbertson
PhD, est conseillère en matière de changement climatique et de politique forestière auprès de l'Indigenous Environmental Network, et chargée de cours au département de sociologie de l'Université du Tennessee. Cet article est basé sur sa thèse et un article ultérieur publié dans le Community Development Journal.
Août 2021.

 

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