La lutte contre la malédiction des concessions au Cambodge

 

Le groupe Pheapimex est bien connu au Cambodge et à l’étranger pour le volume de ses investissements qui lui permettent d’accéder sans contrainte à des forêts, des terres et des réserves d’eau, mais aussi pour ses propriétaires, que l’on appelle « le couple puissant » en raison de leur poids politique et financier. (1) L’article ci-dessous, rédigé en 2013, décrit l’avancée de la concession économique de terres sur les provinces de Pursat et de Kampong Chhnang. La concession est devenue tristement célèbre pour ses énormes dimensions, pour la destruction écologique qu’elle a provoquée et pour ses conflits avec les communautés locales au sujet des terres agricoles, des pâturages, des forêts et des réserves d’eau.

En 2016, après 16 années de lutte, les communautés concernées de la province de Kampong Chhnang ont remporté la victoire. La Pheapimex est convenue de rendre 170 000 hectares (sur les près de 176 000 hectares de la concession) à leurs ayants droit. D’après les habitants de la région, l’entreprise était dans une situation critique à cause de la chute du prix du manioc, de la rébellion des travailleurs des plantations et des tensions grandissantes entre ses employés et les communautés concernées. Les travailleurs des plantations n’était pas payés avec régularité et ils avaient commencé à saboter les activités de l’entreprise en volant des pièces des machines. En général, le gouverneur de la province avait soutenu les revendications des communautés qui réclamaient les terres et les forêts.

La Pheapimex n’a pas encore quitté la province de Pursat, quoique, là aussi, ses activités semblent avoir beaucoup diminué. À la différence des dernières années, il n’y a maintenant que cinq sites de travail avec 20 ou 30 travailleurs, et personne ne s’occupe des maniocs qui ont déjà été plantés. En 2016, les travailleurs ont commencé à réclamer à l’entreprise les salaires impayés et, aux dernières nouvelles, des activités de sabotage auraient également démarré. La concession de Pursat s’étend sur 130 000 hectares, dont près de 30 000 ont été défrichés. On ne sait pas encore si l’entreprise va garder toutes les terres jusqu’à la fin de la durée de la concession, ou si elle va rendre aux communautés les terres en litige, comme elle a décidé de faire dans la province de Kampong Chhnang.

La situation concernant la concession de la Pheapimex à Kampong Chhnang représente une victoire décisive pour les communautés locales, et elle pourrait finir par se reproduire à Pursat. Néanmoins, l’entreprise et ses propriétaires sont loin d’être vaincus dans le pays. La Pheapimex fait maintenant partie d’une joint-venture dans la province de Mondulkiri, avec l’entreprise chinoise de plantation Wuzhishan LS et la société minière chinoise Cambodia International Investment Development Group (CIIDG). (2) Les propriétaires de la Pheapimex sont aussi les propriétaires de la Shukaku Ltd, responsable du grand projet immobiliser du lac Beung Kak, et ils sont très impliqués dans la concession minière accordée à l’Alex Corporation à Mondulkiri. (3) Ils ont aussi des liens avec la Sinohydro (Cambodia) United Ltd, qui avait obtenu le contrat pour le projet hydroélectrique, maintenant annulé, d’Areng Valley dans les montagnes Cardamom. La concession minière de la CCIDG inclut les terres du groupe indigène Phnong, lequel a manifesté des inquiétudes au sujet des conséquences pour les forêts sacrées et les cimetières. Les Phnong – qui représentent près de la moitié de la population de la province – ont déjà subi des violations de ce genre dans la concession de la Wuzhishan LS, où leurs sites traditionnels ont été profanés par les activités de l’entreprise. Avec l’aide d’un réseau de plus en plus large d’activistes pour les droits communautaires, ils s’apprêtent à arrêter les opérations de l’entreprise avant que leurs domaines ancestraux ne soient perturbés ou profanés.

En 2017, les concessions continuent d’être une malédiction au Cambodge, mais la lutte des peuples continue également. Comme les pousses de bambou qu’un habitant de Krang Skea, dans la province de Kampong Chhnang, mentionnait dans le bulletin du WRM de 2013, leurs luttes pour mettre fin à cette malédiction, pour récupérer la terre, la forêt et l’eau et pour restaurer les écosystèmes endommagés deviennent de plus en plus fortes.

 

Cambodge : la malédiction des concessions

Article publié pour la première fois dans le Bulletin 193 du WRM.

« L’entreprise avait promis d’augmenter la couverture forestière, mais elle a planté des maniocs ; le manioc n’est pas un arbre ; une plantation de maniocs n’est pas une forêt » (Habitant d’Ansar Chambor, Pursat, Cambodge.

Depuis 2000, les habitants de plus de 111 villages se battent contre la concession gigantesque de 315 028 hectares de terres dans les provinces cambodgiennes de Pursat et Kampong Chhnang. Le contrat de concession permet à Pheapimex – une entreprise cambodgienne puissante – d’occuper des terres agricoles, forestières et communales pour y installer des monocultures d’acacias et de maniocs. Propriété de Choeung Sopheap et de son mari le sénateur Lao Meng Khin, membre du Parti Populaire Cambodgien (PPC) au pouvoir, le groupe Pheapimex est considéré par beaucoup comme un groupe quasiment intouchable en raison des relations étroites qu’il entretient avec le Premier ministre Hun Sen, et des dons d’argent qu’il fait au PPC.

La loi actuelle limite la taille de chaque concession de terres à 10 000 hectares, mais Pheapimex a signé son contrat en 1997, avant l’approbation des lois réglementant les concessions économiques de terres. Ses objectifs initiaux étaient d’établir une plantation d’eucalyptus et des usines de cellulose et de papier en partenariat avec le Chinese Farm Cooperation Group et avec le soutien financier de l’Export-Import Bank of China. Pheapimex est également l’associée cambodgienne de l’entreprise chinoise de plantations Wuzhishan. Depuis l’instauration de la loi sur les concessions, elle collabore avec des intermédiaires et d’autres entreprises qui ont acquis des terres aux conditions de la loi actuelle. Mais toutes ces actions font partie de la grande opération de Pheapimex.

En 2002, l’entreprise a commencé à supprimer des forêts et des terres agricoles, à construire des routes et des canaux et à préparer une pépinière de jeunes pousses dans la commune d’Ansar Chambor (district de Krakor, Pursat). En guise de protestation, les habitants du village ont bloqué les routes et présenté leurs doléances au cabinet royal à Phnom Penh, la capitale du pays. Même si le gouvernement n’y a pas répondu favorablement, la mobilisation locale a permis d’interrompre les opérations à Ansar Chambor pendant une courte période. Néanmoins, l’entreprise a de son côté continué à délimiter, entourer et défricher des terres dans d’autres zones. En 2008, la pépinière d’Ansar Chambor fonctionnait totalement et l’entreprise Pheapimex avait déjà commencé à expulser les habitants d’autres terres de sa concession, à bloquer l’accès des populations locales à la forêt, à planter des maniocs et des acacias et à construire des camps de travail.

Depuis, les opérations de l’entreprise ont augmenté et se sont accélérées ; des tracteurs et des pelleteuses sont en action sur toute la zone de la concession. Si l’expansion est clairement planifiée, les communautés concernées ne reçoivent aucune information sur les plans de l’entreprise et la plupart du temps elles sont prises de court. L’entreprise déploie plusieurs stratégies pour garantir la « coopération » locale, des pots de vin et des fraudes jusqu’à l’intimidation, la violence et l’incarcération. En 2010, Pheapimex a organisé une cérémonie de « donation de cadeaux » à Ansar Chambar : les habitants ont reçu du riz, des pâtes instantanées et des krumahs (foulards traditionnels) comme preuve des bonnes intentions de l’entreprise. Dans la foulée, des représentants du gouvernement ont salué les efforts menés par Pheapimex pour faire prospérer la région et demandé aux communautés qui venaient de bénéficier de la générosité de l’entreprise d’y rétribuer en coopérant.

Des fonctionnaires du district et de la commune ont dit aux communautés concernées que Pheapimex ne peut être contestée ni arrêtée dans son travail, et que les habitants des villages doivent accepter tous les accords que l’entreprise est disposée à offrir. Pheapimex utilise régulièrement son propre service de sécurité armé ainsi que la police communale et la police militaire pour « protéger » ses terres quand il y a des protestations locales. Même si la police locale sympathise avec les communautés affectées, les ordres sont avant tout de protéger l’entreprise.

Appauvrissement des personnes

« Avant la plantation, 100 hectares de terres agricoles et forestières faisaient vivre des centaines de familles, et aujourd’hui des milliers d’hectares sont donnés à une seule entreprise et ça ne nourrit même pas totalement une famille » Habitant de Psach Latt, Pursat, Cambodge.

Des témoins des communautés affectées affirment que la concession de Pheapimex vole le patrimoine et les richesses naturelles du peuple cambodgien, appauvrit les communautés situées sur les zones de la concession et des alentours, supprime les options de subsistance pour les générations futures. Les zones concédées à Pheapimex incluent des fermes, des pâturages, des marécages, des forêts, des bosquets, des lacs et des bassins hydrographiques, qui constituent un système d’infrastructure naturelle dont dépendent les populations rurales et qui fournit les aliments nécessaires à leur survie quotidienne et à leur bien-être. Dans certaines zones, la plantation bloque l’accès entre les villages et les forêts et pâturages. Dépouillées de leurs pâturages, des familles ont commencé à vendre leurs vaches et leurs buffles, symboles d’un type de richesse traditionnel dans les campagnes cambodgiennes.

La déforestation pour la concession détruit la biodiversité et les écosystèmes locaux, la forêt primaire, les sources d’eaux, les poissons et les animaux sauvages. Des arbres d’une grande valeur économique (comme les Knyung Beng, Neang Nun, Chheu Krom, Khnong et Phchel) sont en train de disparaître, l’habitat de la faune sauvage n’existe plus et les bassins hydrographiques ont été très réduits. L’entreprise a recouvert des lacs, bloqué des ruisseaux et construit des canaux pour dévier l’eau vers ses pépinières et ses plantations. Certains ruisseaux ont complètement séché. Des habitants craignent que cela ait un impact sur la pêche, en particulier dans le lac Tonle Sap. Les ruisseaux apportent de la nourriture aux poissons du lac, et beaucoup d’entre eux vont dans la rivière plus haut pour frayer. Si les ruisseaux et les lacs sont bloqués, la santé générale et la qualité des poissons vont diminuer. En outre, l’agriculture est devenue plus difficile : les habitants ne parviennent pas à cultiver leurs légumes et à produire commercialement parce que l’accès à l’eau est sous le contrôle de l’entreprise. Sans couverture forestière, l’eau de pluie s’écoule plus rapidement, l’érosion du sol n’est pas contenue et les quelques ruisseaux restants sont de moins en moins profonds.

Les forêts et les bois sont d’importants réservoirs de nourriture et de médicaments pour les communautés touchées, mais aussi des sources de combustible, de matériaux de construction et de produits forestiers non ligneux (PFNL) comme les champignons, pousses de bambous et de calamus, miel, lianes, résines, racines, herbes sauvages et fruits. Les forêts ont également des valeurs culturelles et religieuses importantes pour ces communautés. Malgré tout, l’entreprise a déboisé des forêts sacrées et spirituelles qui sont la scène de rites traditionnels pour la paix, de bonnes récoltes, la prospérité et la santé. Plus de 6 000 hectares de forêts communautaires ont été perdues dans les communes d’Ansar Chambor et de Kbal Trach (Pursat). Des habitants de Kbal Trach estiment que la perte de revenu pour chaque famille, seulement avec les PFNL, est supérieure à un million de riels (245 US$) par récolte.

En raison de l’augmentation des familles, les nouvelles générations ont besoin de terres pour cultiver. Mais elles ne sont déjà plus disponibles. Le Premier ministre Hun Sen a lancé en 2012 la Directive 01BB, qui prévoit de donner aux villages des titres de propriétés de terres dans et autour des concessions économiques, à raison de 5 hectares de rizières et champs par adulte ; dans la réalité, la plupart des villages concernés par la concession de Pheapimex reçoivent beaucoup moins. Quoi qu’il en soit, même la limite de 5 hectares ignore les besoins futurs de terres de ceux qui seront adultes dans quelques années.

Désespérés, plusieurs habitants se font embaucher à la plantation, qui paie peu (600 000 riels ou 147 US$/mois) et de manière irrégulière. Sans compter la précarité des conditions de travail. Désormais, beaucoup de familles doivent survivre avec le salaire d’un membre de la famille qui travaille à la plantation, une ressource insuffisante pour soutenir toute une famille qui vivait avant des aliments et du revenu obtenus des rizières, potagers, forêts et ruisseaux. Résultat : une croissance de l’endettement total et de l’émigration, et des familles qui éclatent avec le départ de ses membres en ville ou dans le pays voisin, la Thaïlande, pour trouver du travail.

Continuer la lutte

Depuis qu’ils ont pris connaissance de la concession, des habitants des communautés affectées tentent de défendre leurs terres, leurs forêts, leurs moyens de subsistance et leur vie de différentes manières. Ils ont organisé des protestations devant les administrations des communes, des districts et des provinces, bloqué la circulation sur la route 5 pour obtenir le soutien du public, arrêté les machines défrichant les forêts et les terres, déposé des plaintes auprès des autorités à tous les niveaux. Ils ont réalisé des cérémonies de prière pour la justice dans les villages, sur les pagodes et en face des bureaux du gouvernement. Ils ont consacré des arbres sur leurs lieux sacrés (au moins 1000 dans l’un de ces lieux), mais cela n’a pas empêché l’entreprise de les couper.

Mobiliser et organiser les personnes des huit grands districts concernés par la concession sont de grands défis pour les habitants locaux qui tentent d’alimenter leur famille et de boucler leur fin de mois. La concession n’est pas seulement énorme en termes de tailles, elle l’est aussi en termes d’argent et de pouvoir politique. Ceux qui protestent sont qualifiés d’« incitateurs », emprisonnés sur de fausses accusations et obligés de payer de grosses amendes. Beaucoup sont épuisés et découragés, néanmoins d’autres croient au changement sur le long terme. Les récentes élections nationales ont montré une diminution du soutien général au PCC et semblent indiquer un affaiblissement de la masse du parti là où les conflits de terres sont plus intenses.

Comme le dit un habitant de Krang Skea (Kampong Chnang), « on est comme le bambou, qui commence avec une pousse ; on doit attendre jusqu’à ce qu’il y ait plus de pousses et que le bambou soit plus grand ».

Shalmali Guttal

Directrice de Focus on the Global South

(1) Cambodia’s Top 10 Tycoons. http://investvine.com/cambodias-top-10-tycoons/.

(2) Miner Encroaches on Ancestral Lands. http://www.rfa.org/english/news/cambodia/bauxite-06222011171620.html.

(3) Pheapimex ties ‘cause for concern’. http://www.phnompenhpost.com/national/pheapimex-ties-cause-concern; Villagers wary of M’kiri mine project, https://sahrika.com/2016/12/20/villagers-wary-of-mkiri-mine-project/#more-27000.