Venezuela: les cartes signalent l'avenir

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Le fleuve Caura, au Venezuela, est le plus important affluent de l'Orinoco qui n'a pas encore été pollué, divisé, dévié par l'exploitation minière, la construction d'autoroutes, le bûcheronnage ou les projets de développement à grande échelle, et dans lequel aucun barrage n'a été construit. Au long des cours supérieurs habitent deux groupes ethniques d'Indiens de l'Amazone. Le premier, celui des Ye'kwana, est un peuple ayant une tradition particulièrement développée de nomadisme agricole et de construction de grands logements collectifs coniques; ils habitent cette zone au moins depuis que les chroniques historiques existent. Le deuxième, celui des Sanema (Yanomami du Nord), est un groupe plus mobile de chasseurs-cueilleurs et agriculteurs débutants qui sont établis dans cette zone depuis un siècle environ. Au total, près de 3 500 indiens, disséminés sur environ 24 peuplements qui occupent quatre millions d'hectares du fleuve, de la forêt et de la montagne, situés entre les peuplements "criollos" de la frontière en aval du fleuve et la frontière brésilienne vers le sud.

Les contes et les chants Ye'kwana parlent d'un temps primordial où Kuyujani, l'un des héros de leur culture, a traversé le territoire créant et nommant les grandes montagnes, les chutes d'eaux, les roches sacrées et les étangs. Ces histoires, qui reflètent les liens spirituels profonds qui unissent les Ye'kwana à leur terre, établissent en même temps leurs droits sur celle-ci. La spiritualité Sanema est également imprégnée de la connaissance du pouvoir des esprits des forêts et des créatures animales avec lesquelles communiquent les chamans Sanema et qui prennent vie pendant les songes lors des chants nocturnes et grâce aux hallucinogènes lors des rituels diurnes. Lorsqu'un Sanema tombe malade, le chaman utilise le pouvoir des esprits tutélaires pour combattre les forces malignes qui sont à l'origine de la maladie. Invisibles à nos yeux pendant la journée, les esprits peuvent être perçus dans les voix rugissantes des chutes d'eaux, la lumière qui brille et s'égrène à travers la mousse, le ruissellement de l'eau des étangs, les fourches des arbres géants des forêts, les appels des animaux et des oiseaux. La forêt est vivante, non seulement en tant qu'écosystème utile, riche en bois et en ressources, mais aussi en tant qu'association de signification et de pouvoir qui octroie leur identité à ces peuples indigènes.

Le gouvernement vénézuélien a longtemps considéré le fleuve Caura comme une source potentielle d'énergie hydroélectrique. Un projet de barrage sur les chutes de Para, où le puissant Caura tombe avec fracas sur plus de cent mètres jusqu'à la partie inférieure du fleuve, impliquerait la confiscation de l'intégralité du fleuve. Un deuxième barrage, proposé en amont du fleuve Mereveri, tributaire principal du Caura, détournerait plus de la moitié de l'eau du fleuve vers le fleuve voisin, le Paragua, en complément de l'eau qui passe déjà à travers le barrage du Guri vers le Caroni. Les deux options signifieraient l'inondation des terres les plus fertiles en agriculture et les plus riches en gibier pour les Indiens entraînant ainsi leur déplacement forcé. L'électricité produite par ces barrages serait exportée au Brésil afin de favoriser le développement de l'Etat de Roraïma et serait transportée par les lignes de transmission qui traversent déjà les terres du village voisin Pémon. Les écologistes peuvent difficilement évaluer les conséquences environnementales de ces travaux, en particulier sur les millions d'hectares de forêts marécageuses en aval du fleuve qui très probablement s'assècheraient après la construction des barrages. Et les Indiens sont très clairs à ce sujet: ils n'en veulent pas de ces barrages.

Afin de combattre ces projets, les peuples Ye'kwana et Sanema ont formé leur propre association interethnique, qu'ils ont dénommé Kuyujani. Cette association, ainsi que le réseau d'émetteurs de radio qu'ils ont installé, réunit tous les peuplements disséminés sur les bords du fleuve. Ils se réunissent annuellement dans le but d'élire des représentants politiques, d'établir des stratégies leur permettant de combattre les projets menaçants de la zone du bassin du fleuve (les mines d'or, la frontière agricole, le tourisme et l'énergie hydroélectrique) et de trouver les meilleures façons de faire pression afin d'obtenir la reconnaissance de leurs droits sur leurs terres. Avec l'assistance technique du Forest Peoples Programme et le financement des organisations IUCN - Netherlands, Rainforest Foundation et Nouvelle Planète, les Indiens ont réalisé une cartographie de leur territoire. Ceci a été fait grâce à une équipe qualifiée de Ye'kwana et de Sanema qui a visité chaque peuplement en se déplaçant en canoë et à pied jusqu'aux zones importantes de leur domaine. Par la suite, moyennant les dispositifs du système GPS, ils ont "géo- référencé" toute cette information pour réaliser un plan de base avec l'aide de l'Université nationale expérimentale de Guyana. Le résultat est une énorme carte détaillée, très colorée, comportant les noms indiens de toutes les caractéristiques de leur territoire. Actuellement et dans le cadre d'un deuxième projet, l'association Kuyujani est en train d'élaborer un "plan de gestion" de cette zone, sur la base d'ateliers communautaires d'autogestion, afin d'instaurer le système traditionnel de gestion des ressources et de le compléter avec les idées occidentales de gestion et ce, à travers la formation de huit membres de la communauté au sein de l'Université dans le domaine des sciences biologiques.

Ces initiatives pionnières ont aidé à promouvoir un changement dans la politique nationale envers les Indiens. En 1999, le Venezuela a approuvé une nouvelle constitution qui reconnaît pour la première fois le droit des peuples indigènes à leur habitat. En 2001, le Congrès vénézuélien a approuvé une loi, fortement influencée par le modèle du Caura, qui établit un mécanisme de reconnaissance de ces habitats. La Commission nationale nécessaire à la promulgation de cette loi a été constituée en août de la même année. Au début de l'année 2002, l'Organisation internationale du Travail (OIT) a été informée de la ratification de la Convention 169 de l'OIT par le Congrès vénézuélien. Pendant ce temps, les discussions se poursuivent sur une nouvelle loi organique des peuples indigènes qui puisse leur assurer une plus grande reconnaissance de leurs droits et de leurs institutions. L'association Kuyujani a fait entre-temps la première demande officielle afin d'obtenir la reconnaissance légale du Caura supérieur en tant qu'habitat des Ye'kwana et des Sanema. Les leaders de Kuyujani ont également conseillé et formé d'autres communautés indigènes de l'Amazonie vénézuélienne pour qu'elles puissent réaliser leurs cartes géographiques et réclamer leurs territoires. Tant que le gouvernement vénézuélien maintiendra son engagement envers cette nouvelle politique progressiste, les bases auront été établies en vue d'une reconnaissance nationale des droits des peuples indigènes sur leurs terres.

Par: Marcus Colchester, Forest Peoples Programme, courrier électronique: marcus@fppwrm.gn.apc.org