Génocide et isolement

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Il y a un siècle, José Santos Machicado écrivait dans la nouvelle Tres dias en el bosque [Trois jours dans le bois] : « Il n’est pas admissible que les Toromona se privent de pousser les cris qu’ils ont l’habitude de pousser quand ils capturent une proie ou surprennent l’ennemi, et que ces cris n’arrivent pas à une si petite distance du peuple »(1).

La profondeur des images transmises dans ce paragraphe illustre toute la mentalité d’une époque. Quand le positivisme dominait les esprits, les carabines « winchesters » étaient toujours à portée de main et la jungle amazonienne était victime d’une quête effrenée de richesses : c’était alors l’apogée du capitalisme avec l’extraction du caoutchouc (1880-1914). Il existe aujourd’hui une vision romantique et idéaliste sur cette période si dramatique et, en même temps, peu étudiée par l’histoire contemporaine. Or, cette période a marqué les régions forestières de plusieurs pays sud-américains.

S’il est possible de prouver l’influence de l’extraction du caoutchouc (qui a aussi accéléré la consolidation du géant brésilien) sur l’intégration territoriale des états-nations naissants adossés à la Cordillère des Andes, cela ne peut ni ne doit masquer le coût social énorme et terrible de cette activité économique. En défense de la dignité des survivants et de leurs descendants actuels, et en hommage à la mémoire de ceux qui ont été victimes de massacres violents ou de travaux épuisants ou forcés, il est important d’affirmer clairement que l’Amazonie continentale a connu un génocide entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe.

Les noms de ces « pionniers » et « industriels » qui sont rappelés dans les provinces, les villages, sur les billets de banque et les monuments ne sont rien d’autre que le témoignage d’une grave omission historique : celle de la reconnaissance pleine des premières cultures amazoniennes qui habitaient ces territoires et d’une relecture du passé qui ne fait que perpétuer les offenses subies.

En Amazonie continentale (dont l’économie demeure dans une large mesure féodale ou colonialiste), un colonialisme honteux continue d’être pratiqué par des groupes oligarchiques et/ou entrepreneuriaux. L’ancien président de la Bolivie, Pando, a décrit toute une croyance dans Viaje a la región de la goma elástica (1894) [Voyage dans la région du caoutchouc] : « Ce n’est pas une tâche facile de les attaquer chez eux et de les poursuivre dans la forêt, et c’est seulement avec l’aide de chiens et d’experts habitués à la montagne […] que l’on peut les surprendre et les dominer […] »(2).

L’utilisation de chiens nous renvoie à la conquête espagnole des Caraïbes et des Andes, à la terreur des autochtones et aux humiliations subies. Une chasse à l’homme pure et simple. Le livre cite également les « prouesses » de certains personnages : « Monsieur Mouton, dont le courage a déjà été mis à l’épreuve […] a réussi à atteindre et à surprendre les sauvages (guarayos) ; il a exterminé presque toute la tribu, à part deux enfants qui ont réussi à s’enfuir ». Dans ce contexte dominé par la loi du plus fort, beaucoup d’étrangers se sont distingués de par leur sadisme.

En 1914, le naturaliste suédois Erland Nordenskiöld a réuni des histoires terrifiantes. Un Français avait fait prisonniers des enfants d’un village indien et s’était installé avec son équipe sur la rive du cours supérieur du fleuve Madidi. « Les enfants criaient et rien ne calmait. Pour éviter que leurs cris n’attirent les Indiens, il les attrapa par les jambes et leur cogna la tête par terre ». Et d’ajouter : « Près des hangars d’extraction de caoutchouc du fleuve Beni, plusieurs Chamas ont été vendus par les chasseurs d’esclaves ».

Chamas et Guarayos sont deux dénominations pour la même ethnie : les Ese Ejja. La seule lecture de l’idéologie à la base du génocide est affligeante : « Le sauvage est une bête qui attaque sans distinction quand elle est en colère, et il faut chasser cette bête […] près du fleuve Madera, avec les tribus de parintintins et caripunas, il y a des attaques tous les ans, qui obligent les industriels à les poursuivre et à les abattre héroïquement ».

Cette information provient du journal fondé par Vaca Diez, Gaceta del Norte, écrite en 1888 dans son hangar Orton – à l’apogée de cette orgie barbare et oppressive qui rappelle beaucoup le Congo de Au cœur des ténèbres, de Joseph Conrad. Conrad y retrace l’horreur vécue par les peuples de l’Afrique noire confrontés au même cauchemar : l’irruption du capitalisme dans les jungles. Devant cette situation désespérante, les tribus de l’Amazonie se sont réfugiées à l’intérieur des forêts ; elles se sont éloignées des grands fleuves d’où venaient les envahisseurs afin d’échapper à une mort certaine et de tenter de garantir leur liberté, leur indépendance et leur mode de vie traditionnel.

Nordenskiöld a évoqué le dilemne éthique du contact avec la « civilisation » pendant ces années de mépris absolu de l’autre. Un jour, un Indien Chama est venu chercher son fils qui travaillait à Cavinas, près de l’embouchure du fleuve Madidi.

Se demandant s’il valait mieux qu’il reparte avec son père, il écrivit : « Dans les hangars de caoutchouc, il va être un sous-fifre de plus, qui devra travailler toute sa vie pour les autres, qui recevra un salaire minuscule, des habits et à manger. Il apprendra à se soûler. Dans la jungle, parfois c’est la faim, parfois l’abondance.

Il ne se sentira jamais à l’abri des Blancs, et peut-être même pas des autres Indiens. Il devra peut-être vivre comme un animal traqué, mais il sera son propre maître ». En face de ces deux options, Nordenskiöld répond sans hésiter : « Si j’étais le chama, j’emmenerais mon fils ». La prédiction du Suédois s’est largement réalisée, à savoir : l’acculturation des ethnies amazoniennes tout au long du XXe siècle et la forme la plus triste de disparition : dans le silence et la solitude d’une culture dominante qui nie leur existence. L’isolement a sauvé peu de peuples indiens de la mort violente ou de l’assimilation invisible mais implacable. Ceux qui ont réussi à s’enfuir vivent aujourd’hui cachés dans des lieux précis de la forêt.

Le monde, ou plus exactement le monde représenté par l’ONU et quelques gouvernements, comme le gouvernement bolivien, a approuvé des lois, pris des résolutions et des mesures pour les protéger, pour que les derniers peuples indiens isolés ne disparaissent pas. Il est nécessaire, urgent et prioritaire que ces lois soient appliquées et respectées, car trop peu de gens sont au courant de la situation et peu la comprennent véritablement.

Et ceux qui sont conscients de la gravité de ce drame humain sont encore moins nombreux. (1) Cf. Cuentos Bolivianos. B. Herder, Fribourg en Brisgovie, Allemagne, 1908. Il est écrit dans le petit ouvrage que M. Herder est le « libraire-éditeur pontifical ».

Ce bijou bibliographique qui reproduit avec précision les écrits de cet antilibéral fougueux qu’était José Santos Machicado a été cédé par Fernando Arispe. (2) Les citations de Pando et de la Gaceta del Norte sont de María del Pilar Gamarra Téllez. « Orígenes históricos de la goma elástica en Bolivia. La colonización de la Amazonía y el primer auge gomero, 1870- 1910 ». In : Historia, UMSA, La Paz, 1990, n° 20. Pablo Cingolani, Rio Abajo, Bolivie, juillet 2013, pablocingolani@yahoo.com.ar