Au cours des deux dernières décennies, de nombreux villages de l'ouest du Panama se sont vus dépossédés de leurs terres dans le cadre du grand projet PPP. Notre communauté de Caisán, dans la province de Chiriquí, a été la première du pays à être confrontée à ce modèle de spoliation et d'accumulation qui nous a été présenté comme une énergie prétendument « propre » et « renouvelable » dans le cadre du PPP.
Le PPP, aujourd'hui connu sous le nom de Projet Mésoamérique, a été lancé en 2001 par le gouvernement mexicain. Son objectif était d’englober l'ensemble de la région mésoaméricaine, en reliant le Mexique au Panama à travers la construction de réseaux routiers, d'interconnexions électriques et de télécommunications. L’enjeu principal était le développement des ressources énergétiques de la région : pétrole, gaz et électricité. En d’autres termes, il s'agissait de créer des infrastructures pour transporter et regrouper les matières premières, les ressources énergétiques, la main-d'œuvre bon marché et les systèmes de communication, le tout basé sur les intérêts des entreprises et des marchés américains.
Dans ce but, en 2006, le PPP a engagé la construction de l'un de ses projets principaux : le système d'interconnexion électrique des pays d'Amérique centrale (SIEPAC). Afin de produire l'énergie nécessaire à l’alimentation de ce système, il a fallu commencer la construction de barrages hydroélectriques. Ainsi, au Panama, nous avons vu comment une partie des 85 barrages hydroélectriques prévus a commencé à se concrétiser (1). Ce « développement » présenté comme « durable » a eu de nombreux impacts sur nos communautés.
Caisán se trouve dans la province de Chiriquí, près du fleuve Chiriquí Viejo, l'un des principaux bassins fluviaux du Panama et au cœur des projets hydroélectriques du pays. À l'époque, la politique énergétique panaméenne était mise en place dans une logique mercantiliste. La privatisation du système électrique a abouti à ce que l'eau soit considérée comme une marchandise, et non comme un droit social.
Depuis leurs bureaux, les responsables gouvernementaux ont formalisé des contrats permanents pour l’eau afin que les entreprises hydroélectriques, nationales ou transnationales, aient le droit d'accéder à la quasi-totalité de l'eau de nos rivières. Ainsi, les entreprises bénéficiaient du cadre juridique légal nécessaire pour utiliser et détourner jusqu'à 90 % du débit des rivières.
Chacune des entreprises a fait valoir que son projet hydroélectrique particulier n'avait pas d'impact négatif notable. Cependant, ni les gouvernements, ni les institutions financières ou les entreprises n'ont tenu compte des dommages considérables causés par l'activité de toutes ces entreprises envers nos communautés et les écosystèmes du bassin du fleuve Chiriqui Viejo.
Pour légitimer la construction massive de projets hydroélectriques sur le même fleuve et dans la majorité des bassins les plus importants de la province de Chiriqui, le gouvernement a utilisé des termes trompeurs tels que « énergie propre », « micro-barrages » ou « barrages au fil de l'eau ».
Dans ce contexte, les communautés ont résisté, manifesté, souligné et anticipé les problèmes que causeraient la mise en place de projets hydroélectriques. En tant que membres de la communauté de Caisán, nous avons été à l'avant-garde de ce processus de résistance.

Les impacts des barrages hydroélectriques
A Caisán, nous n'avions jamais vu de barrage hydroélectrique. Quand les premières réunions visant à mobiliser la communauté contre les projets ont commencé, même si nous ne pouvions pas imaginer à quoi ressemblait un projet, nous disposions déjà de suffisamment d'informations sur les impacts négatifs qu’ils pourraient engendrer. En 2007, nous avons donc commencé à faire campagne dans les communautés où démarraient les premiers projets.
Les gouvernements ont mis en avant que le mix énergétique panaméen se trouvait dans un moment de transition vers un mix renouvelable, où l'énergie serait propre. Seulement, au sein de la communauté, nous en avons discuté et nous sommes arrivés à la conclusion que nous n’étions pas d’accord pour la qualifier d’« énergie propre ». Dans les faits, les entreprises venues utiliser l'énergie du fleuve pour produire de l'électricité ont pris de l'eau, mais ne l'ont pas rendue. Ces entreprises transforment le territoire, car en endiguant l'eau, elles l'enlèvent et laissent les rivières à sec. Qui plus est, les réservoirs sont statiques, remplis d'algues et de déchets accumulés. Des arbres tombent dans les rivières et sont entraînés vers les réservoirs et il y a de grandes quantités de sédiments. Cela ne donne pas l’impression d’avoir une eau propre.
Ajoutons que, quand les premières centrales hydroélectriques ont été installées dans la région de Caisán, nous avons assisté à la privatisation progressive de leurs alentours. Des zones auparavant libres et où il était possible de se baigner ou de pêcher, des endroits que nous utilisions pour nous rendre sur d’autres territoires ont maintenant une pancarte : « Propriété privée, passage interdit » et sont surveillés par des agents de sécurité privée.
On nous a également dit qu'il y aurait des emplois et que les conditions de vie de la communauté seraient améliorées. Mais ce que nous avons pu observer, c'est que de nombreuses personnes qui venaient travailler tombaient malades et restaient ensuite sans emploi pendant une longue période. En outre, l’arrivée de populations en lien avec la construction de la centrale hydroélectrique a amené une série de comportements sociaux problématiques et Caisán a commencé à vivre, pour la première fois, avec des lieux de prostitution et de nombreux problèmes liés à l'alcool.
Comme nous l'avions prévu, certaines exploitations agricoles se sont retrouvées avec des rivières et des lacs asséchés ; elles se sont retrouvées sans eau parce que les centrales hydroélectriques ont détourné les eaux souterraines qui traversaient ces exploitations.
Nous avions dans la rivière des poissons qui venaient de la mer et qui remontaient la rivière jusqu'aux montagnes. Ces poissons se reproduisent à un endroit et vivent à un autre, et ils utilisent la rivière pour se déplacer. Actuellement, ils ne peuvent plus le faire en raison des nombreux barrages hydroélectriques situés sur le cours de cette rivière.
Enfin, malgré l’installation des centrales, la plupart de la population de Caisán n'a toujours pas accès à l'électricité générée par ces barrages hydroélectriques aujourd'hui.
L'organisation communautaire
Face à cette situation, à Caisán, en 2007, nous avons commencé à entreprendre quelques actions pour freiner ces projets. Tout d'abord, nous avons essayé de demander diplomatiquement à la mairie et au gouvernement de faire de la rivière un site du patrimoine municipal de la région. Ensuite, nous avons mobilisé beaucoup de monde pour des actions de protestation dans les espaces publics, afin de faire pression sur les autorités pour qu'elles répondent à nos demandes. Comme nous n'avons obtenu aucune réponse positive, ni de la part du bureau du gouverneur, ni de la part de celui du maire, nous sommes passés à des actions plus énergiques et nous avons organisé le blocage de routes pour tenter de stopper la construction des centrales hydroélectriques.
Cette lutte s'est poursuivie sur plusieurs années comme en atteste une vidéo emblématique de cette période enregistrée en 2011 par une organisation locale formée par des personnes affectées par ces projets extractivistes et qui luttent contre eux : la Fondation pour le développement intégral du corregimiento (circonscription) de Cerro Punta (Fundiccep). Il s'agit d'un document historique sur la lutte contre les barrages hydroélectriques au Panama où s’expriment les voix des défenseurs et défenseuses des territoires concernés :
"Cinq ans de lutte, cinq ans à signaler les risques et les menaces, cinq ans à demander d’accorder une attention particulière à la préservation des rivières. Il n'y a pas d'autorité, pas de député, pas de dirigeant qui soit à l’écoute, « parce que le bruit et les lumières » des grands intérêts économiques de ces projets valent davantage que la clameur d'un peuple qui demande justice et équité (...). L’eau que nous voyons couler dans les rivières ne sera plus disponible, elle ne nous appartiendra plus. Elle sera la propriété de quelqu’un d’autre, un homme d'affaires qui vit loin et qui ne comprend pas et ne comprendra pas pourquoi la rivière fait partie intégrante de notre vie. »
Enfin il faut également insister sur le fait que les barrages hydroélectriques n'ont généré aucun développement supplémentaire pour les communautés. Nous n’avons pas eu davantage d’accès à l’énergie, le prix de l'électricité n’a pas baissé et les conditions de vie de nos communautés ne se sont pas améliorées.
Malgré tout, aujourd’hui, après de nombreuses années, nous continuons à penser que cette lutte n’a pas été vaine. En effet, nous sommes au moins parvenus à ce que les entreprises rencontrent quelques obstacles pour obtenir les financements nécessaires à leurs projets. Grâce à cette mobilisation, nous avons réussi à empêcher la réalisation d’une grande partie des projets hydroélectriques prévus dans la région de Chiriquí (environ 23 étaient prévus, mais seulement 8 ont été réalisés). Qui plus est, la rivière Caisán est restée libre : ils n'ont pas pu obtenir les permis nécessaires. La résistance a été très importante.
Nous qui avons subi les conséquences de ces projets énergétiques, ne considérons pas les grands barrages comme une alternative aux énergies fossiles. Nous considérons que cette transition énergétique est tout aussi sale et dangereuse que les énergies fossiles. Dans toute communauté actuellement touchée par la transition énergétique – et cette transition implique l'exploitation des ressources naturelles, l'exploitation de la Terre Mère – il est évidemment nécessaire de chercher une alternative qui va à l’encontre ce modèle capitaliste qui a été déséquilibré et qui va jusqu'à exproprier nos modes de vie.
Pour une énergie par et pour les gens
Dans ma communauté, en tant qu’agriculteurs, nous avons beaucoup entendu parler du biogaz. De nombreuses personnes nous avaient parlé de la possibilité de produire du gaz à partir d'excréments de porc. Nous avons donc installé plusieurs biodigesteurs dans la communauté avec le soutien de la Fondation Fundiccep (Fundación para el Desarrollo Integral del Corregimiento de Cerro Punta). Les membres de cette organisation agissent et se battent, en dénonçant les grands projets, mais aussi en proposant des efforts et solutions pour de nouvelles formes d'énergie en offrant des conseils techniques aux communautés.
Les biodigesteurs ont dans un premier temps été pensés comme une solution écologique à la pollution de l'eau causée par l'élevage communautaire et comme une manière de réduire l'utilisation de la bouteille de gaz que nous devons acheter. Dans un second temps, nous avons tenté de l'utiliser pour produire de l'électricité, ce qui, là aussi, a très bien fonctionné.
Tout cela a été réalisé à petite échelle. Toutefois, si, en tant que communauté, nous parvenions à nous mettre d'accord pour avoir vingtaine de porcs et que tout le fumier de ces porcs soit utilisé pour produire de l'électricité, nous pourrions produire suffisamment d'énergie pour les utilisations que la communauté juge nécessaires. Il s’agit d’un projet pouvant être réalisé collectivement.
Le fait d’avoir un biodigesteur et de voir l’ensemble du processus de fonctionnement (dans un grand récipient de plastique, le méthane transforme la matière interne et toute la production d'énergie sous forme de chaleur, etc.) nous permet de mettre en pratique la gestion de l’énergie. En expliquant ce processus à la communauté, nous réfléchissons à la manière dont nous percevons l'énergie.
Si l’on considère que la nature nous offre de multiples alternatives énergétiques, cela ouvre tout un panel de possibilités. Nous entendons constamment à la radio, à la télévision ou à l’école que « le soleil, l'air, le mouvement de la mer produisent de l'énergie ». Mais c’est différent lorsque nous pouvons voir de nos propres yeux que le fumier qui, auparavant, pouvait être un problème, peut aujourd'hui être l'alternative ou la source d'un autre type d'énergie est constructif pour nous. Nous portons donc sur ces pratiques un regard empreint d’admiration. C’est synonyme pour nous d’une grande ingéniosité que la communauté peut s’approprier en y participant.
Pour nous, la production d’énergie était une équation très complexe, difficilement réalisable. Nous pensions qu’elle était réservée aux grandes machines, aux grandes entreprises ou aux grands capitaux. Le fait de savoir qu'à petite échelle, nous pouvions transformer le fumier en gaz ou transformer ce gaz en électricité, par exemple pour faire fonctionner un moteur, a considérablement modifié notre manière de voir les choses.
En tant que communauté, nous nous sommes engagés à produire de l'électricité propre avec ce que nous avons. Dans le monde, bien des communautés ont déjà entrepris des initiatives similaires. D’autres communautés ont eu des discussions ailleurs dans le monde et nous savons qu’il existe des solutions très peu coûteuses. Ce qui est central, c’est la forte participation de la communauté pour trouver des solutions. Avec cela, le reste devient possible.
Pour tout peuple ou territoire dans le monde qui essaie d'agir, que ce soit pour tirer profit des énergies dont il dispose dans son environnement, ou de tout type d'énergie, qu’il a à sa disposition et qu’il voit comme une alternative, il est important de rêver et de rêver très fort. Le capitalisme nous a appris que tout a un prix, que tout est une marchandise mais c’est faux.
Jonathan Gonzalez, militant et agriculteur de Caisán
Références :
(1) Otros Mundos Chiapas, Du PPP au projet Mesoamérica
Pour plus d'informations :
- FUNDICCEP. (2015): Plan de Conservación de la subcuenca del Río Caisán
Gutiérrez, A., González, J. (2023): Conflictos socioambientales por represas y proyectos hidroeléctricos en Chiriquí, Panamá y la Zona Sur de Costa Rica. Anuario del Centro de Investigación y Estudios Políticos. San José, Costa Rica.
- Lambert, C., Scheer, A. (2017): Socio-Environmental Conflicts Caused by Hydroelectric Projects on the Río Chiriquí Viejo. McGill University
- Light, T. (2016): Características químicas y físicas de los ríos por encima y por debajo de cuatro centrales hidroeléctricas en las cuencas hidrográficas de Chiriquí Viejo y Chico, Chiriquí, Panamá”. Colección del Proyecto de Estudio Independiente (ISP). 2393.
- Sawyer, N. (2017): “Factores que determinan la acción civil en oposición al desarrollo hidroeléctrico a lo largo del río Chiriquí Viejo en la provincia de Chiriquí, Panamá”. Colección del Proyecto de Estudio Independiente (ISP). 2559.