Inde : les Adivasi et l’aménagement des forêts

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Les forêts de l’Inde, base de la sécurité écologique du pays, sont en train de disparaître à un rythme alarmant aux mains d’une pléthore d’entreprises commerciales. Les dernières statistiques publiées dans le Recensement des forêts de l’Inde montrent que le pays a perdu plus de 26 000 km2 de forêt dense pendant la période 2001-2003. Dans un pays où plus de 3 000 espèces de plantes à fleurs et quelque 200 espèces d’animaux ont déjà été classées parmi les espèces menacées, une telle disparition du couvert forestier ne peut qu’avoir aggravé la décimation de la diversité biologique.

Or, cela se passe au moment où le monde entier, les États-Unis exceptés, compte le temps qui manque pour l’année 2010, date à laquelle il faudrait avoir atteint des réductions substantielles dans la perte de diversité biologique, par la mise en oeuvre de la Convention sur la diversité biologique (CDB), que l’Inde a souscrite. L’échec généralisé de l’Inde à gérer ses forêts de manière durable est dû surtout au caractère exclusiviste et régimentaire de son système d’aménagement forestier, inspiré de l’époque coloniale et fondé sur une vision du monde influencée par l’esprit de caste, qui regarde avec mépris ceux qui se trouvent à la base de la pyramide sociale.

Le déplacement des Adivasi est à l’origine de la crise de plus en plus profonde des forêts de l’Inde. Les Adivasi sont le peuple autochtone du pays et les gardiens originels de nos forêts ; ils les ont défendues contre les assauts sauvages des colonisateurs britanniques et, sous le régime politique post-colonial, ont lutté contre une foule d’initiatives d’exploitation commerciale. Pourtant, ils ont été systématiquement privés de leurs droits et écartés de l’aménagement des forêts par le système de conservation et par la législation sur la forêt et la faune. Le projet de loi sur les Tribus enregistrées, qui comporte la reconnaissance de leurs droits sur la forêt, est donc un moyen de réparer l’injustice historique commise contre les Adivasi, comme signalé dans son introduction, mais aussi l’occasion de récupérer la population autochtone la plus nombreuse du monde pour qu’elle prenne soin de nos forêts.

Il n’est pas surprenant que certains se soient manifestés contraires à la loi proposée qui, par certains côtés, marque un changement de modèle. L’opposition à inclure les Adivasi dans la gestion des forêts découle de la doctrine suivant laquelle les autochtones, comme toutes les autres personnes marginalisées, sont l’Autre ; cette doctrine n’admet même pas une élévation infinitésimale du statut des subalternes. Pour ses tenants, la conservation n’est qu’un alibi. Le monde en général a déjà abandonné le dogme exclusiviste qui caractérisait la conservation que nous avons importée d’Occident.

La CDB, qui a force obligatoire, est fondée sur trois objectifs : la conservation, l’utilisation durable et le partage équitable des avantages ; elle prévoit en outre la participation des populations autochtones à la gestion de la diversité biologique. L’un des trois groupes de travail que la Convention a constitués est chargé des questions liées à l’utilisation et à la protection des connaissances traditionnelles des peuples autochtones. Or, l’Inde a tourné la CDB en dérision lorsqu’elle a adopté la Loi sur la Diversité biologique, qui ne traite que des questions relatives à la réglementation de l’accès à la biodiversité et fait semblant d’ignorer absolument l’existence des autochtones (ce qui équivaut à contrarier l’esprit du programme innovateur sur l’Homme et la Biosphère en se contentant de redéfinir certaines aires protégées existantes sans réformer leur système de gestion).

L’Agenda 21, adopté en 1992 par la Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement (CNUED), dans ses quatre programmes sur la gestion des ressources vivantes de la terre, souligne le rôle des peuples autochtones et comporte en outre un programme thématique spécifique pour le renforcement de ce rôle dans le domaine de la gestion durable des ressources mentionnées. D’autre part, dix ans après la CNUED, le sommet de Johannesburg, dans son plan de mise en oeuvre, appelle à permettre aux peuples autochtones de contribuer à la mise en oeuvre des objectifs de la CDB et reconnaît explicitement leur rôle dans la conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique.

C’est le Congrès mondial sur les parcs, dans sa session de 1962 en particulier, qui a surtout contribué à imposer au monde en développement les aires protégées comportant l’exclusion violente de leurs habitants, suivant le modèle du parc national de Yellowstone aux États-Unis, dont l’établissement a impliqué la mort de trois cents Amérindiens et le déplacement de plusieurs milliers d’entre eux. L’édition 2003 du Congrès a viré de cap et souligné l’importance de modes de gestion des aires protégées participatifs et collaboratifs ; de plus, il a exhorté à restituer aux communautés autochtones les territoires traditionnels qui leur avaient été enlevés, et c’est cela que le projet de loi cherche à obtenir. Le nombre d’aires protégées a considérablement augmenté dans le monde ces dernières années ; elles sont maintenant plus de cent mille et couvrent plus de dix pour cent de la surface terrestre de la planète. Il faut signaler qu’un grand nombre des aires protégées récemment créées sont en fait des réserves destinées à l’utilisation durable des ressources.

En s’adressant en 1972 à la Conférence des Nations unies sur l’Environnement humain qui, pour la première fois, incluait l’environnement dans le programme politique mondial, Indira Gandhi, alors Premier ministre, avait dit à l’Occident que la pauvreté était le plus redoutable des agents de pollution. Par la suite, cette déclaration a été rendue célèbre par nos bureaucrates de la conservation dans les successives réunions multilatérales. Néanmoins, quelques mois après son retour de la Conférence de Stockholm, elle a aggravé la pauvreté et la destitution d’énormément d’Indiens, paradoxalement, au nom de la conservation. En effet, la « Wildlife Protection Act » mettait en danger l’existence même des Adivasi, dont la vie est essentiellement liée à la nature. On aurait dit que les ravages causés par la Loi de 1927 sur les Forêts de l’Inde, une loi inique qui formalisait l’appropriation des forêts du pays par les puissances coloniales, n’avaient pas suffi. La disparition tragique des tigres de Sariska, malgré les dix millions de roupies (232 500 USD) qui, d’après les révélations de la Tiger Task Force, ont été dépensés pour chaque tigre de la réserve pendant les 25 dernières années, est la preuve de l’échec du projet de conservation régimentaire.

L’Inde n’a aucune raison de prolonger ces deux crises jumelles que sont la dégradation accélérée de la diversité biologique et la mise en danger des Adivasi, après plus d’un demi-siècle d’indépendance formelle. L’adoption de la loi sur les droits forestiers des Adivasi devrait être perçue comme un premier pas vers la réforme du régime de gestion des forêts, indispensable pour obtenir que ceux qui ont été les premiers conservationnistes participent à la protection et à l’utilisation durable de la richesse écologique la plus menacée du pays.

S. Faizi, adresse électronique : ecology@zajil.net